Une émotion très particulière se dégage de la lecture de La Fête invisible, le dernier livre de Gabrielle Althen, qui poursuit depuis les années 70 l’écriture d’une œuvre qu’anime une soif sensuelle du monde et que portent des images et des rythmes souvent aussi inattendus qu’étonnants. Une émotion liée aux phosphorescences de l’intensité et à l’ardeur sans cesse affleurante de l’ubiquité de la beauté, « nue comme une lame, pur lys de ciel, – et ordre de couteau ! »
Chez Gabrielle Althen, tout part souvent d’un élément descriptif, d’un émoi visuel, d’un paysage aimé qui devient vite l’instrument ou le miroir d’une parole plus secrète sinuant entre désir d’enchantement et peur du néant ainsi que le reflètent les titres des trois parties composant le livre : « Rumeurs du néant » ; « L’éclat rétractile » ; « La fête invisible ». Une sorte d’oscillation, à l’image des mouvements du désir en quête de l’objet qui apporterait la jouissance. Un va-et-vient fait d’invitations et de refus, de masques et de manques, de déceptions et d’accords. Toute la force émotionnelle de ces poèmes en prose ou en vers tient à l’expression nue de ces parcours du désir, et de la pensée qui les accompagne. Chaque poème, ou presque, ébauche un trajet qui va de l’apparence vers ce qu’elle enferme au plus secret d’elle-même, ou va de ce qui peut paraître inessentiel à la certitude que rien n’est inessentiel. « Ébullition grise de midi dans la brume, la pierre tient tête, la majesté se durcit, tous les sentiers s’effritent, puis l’espoir racle le temps et garde les mains vides. »
Il s’agit d’échapper au flux de l’ordinaire du temps, à sa puissance destructrice, à ce sentiment que l’auteure appelle « l’ennui » et qui consiste en la conscience du temps qui passe, coule, en nous emportant. Cet « ennui » tue, d’où le recours constant à la liberté d’être et d’aller entre l’effroi de manquer et la peur de la satiété. « Soir, beautés diverses, étrave heureuse, et je m’en suis allé parmi tous ces miroirs. J’avais déjà marché longtemps en quête de fossiles et de projets criards. C’est que j’ai la soif âpre et ne sais pas où aller boire. Origine ? Futur ? Est-ce que le saurait pour moi mon corps qui murmure et respire si près ? »
Un désir de surcroît, une volonté d’être le plus souvent possible en chemin vers « quelque incendie heureux où se rompra l’ennui », vers davantage, vers ces moments où l’espace et le temps se rejoignent en « une heure indépendante du temps ». Où, soudain, un sentiment d’éternité ponctuelle envahit l’ici et le maintenant avant de trouver sa forme dans l’espace du poème. Mais cette poétique de la vie se double d’une lucidité absolue, d’une conscience de la faille qui fait notre condition et nos désirs. Pour Gabrielle Althen, un nœud de contradictions est toujours à l’œuvre dans la parole et en nous-mêmes. D’où cette sorte de palpitation tragique, au sens hölderlinien du terme, ces dissonances et ces ruptures qui font que quand tout est là, rien n’est là. Autant de trajets – du plein au vide, et du vide à ce qui est – qui donnent à sentir l’acuité du vivre. « Et te reste à baiser la main continuelle de la lumière, qui pourtant se dérobe. »
Comme s’ils ne parvenaient pas à cerner cela même à quoi ils semblent aspirer, les poèmes de Gabrielle Althen mènent jusqu’au point où le désir ne sait plus ce qu’il veut, laissant désespérément vide la place d’une espérance non prononcée. Mais c’est cette errance au bord du non-savoir, et sur le seuil de ce qui nous dépasse, qui est belle, et qui rend invisible la fête, dans « la lumière sans attache » et le vent « qui ressuscite ».
Richard Blin
La Fête invisible, de Gabrielle Althen
Gallimard, 128 pages, 14,50 €
Poésie Les dérobades et les éclats du désir
septembre 2021 | Le Matricule des Anges n°226
| par
Richard Blin
Le poème de Gabrielle Althen fête, en son phrasé singulier de véhémence et de détente, les noces de l’assoiffement, de l’allégresse et du vide.
Un livre
Les dérobades et les éclats du désir
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°226
, septembre 2021.