Pour celui qui n’aurait pas lu, en guise d’introduction à l’écriture autobiographique très particulière de Mario Levrero, Le Discours vide, déjà traduit par Robert Amutio et publié il y a deux ans chez le même éditeur, ce livre a de quoi déconcerter : s’agit-il d’un journal, d’un roman expérimental, d’un assemblage de confessions ésotériques, voire d’un testament ? Le lecteur impatient se demandera où l’auteur veut en venir avec ses « images obsédantes » et ses confuses épiphanies, avec ses descriptions d’un quotidien morne (plusieurs pages sont consacrées à l’achat d’un fauteuil, d’autres au renouvellement d’une carte d’identité ou à l’installation d’une climatisation), avec ses saillies d’humeur et ses doutes perpétuels. Les contours de son projet, néanmoins, ne vont pas tarder à se faire plus nets. Plusieurs questions semblent en avoir guidé l’écriture : comment parler de ce qui nous dépasse ? Comment approcher par les mots des moments dont l’importance pour celui qui les a vécus est aussi forte que l’incapacité qu’il peut avoir à les raconter ? Quelle forme donner au récit d’un matériau aussi fragile ?
Ces questions, Mario Levrero se les pose en permanence dans ce livre posthume, publié quelques années après sa mort survenue en 2004 et qui vient couronner une œuvre protéiforme, encore peu traduite, laquelle aura cheminé en toute liberté, avec une cohérence insoupçonnée, du récit fantastique à l’autobiographie, de l’onirisme au roman policier. Au cours de sa vie, l’auteur a vécu plusieurs expériences marquantes qu’il qualifie de « lumineuses », et les 600 pages de ce « roman » – un terme qu’il emploie faute de mieux – sont une tentative de mettre le doigt sur leur vérité. L’ouvrage, dès lors, est « le témoignage d’un grand échec » car Levrero n’ignore pas que ce qu’il prétend saisir est insaisissable. Il sait aussi qu’en s’y prenant mal tout cela pourrait ressembler « à un article optimiste de Sélection du Reader’s Digest ». Nous sommes pourtant à mille lieues, dans ces pages, du développement personnel.
La forme du livre est pour le moins inhabituelle : le Roman lumineux proprement dit, qui raconte les expériences en question (lesquelles impliquent, entre autres, un rocher et un feu rouge), dépasse à peine la centaine de pages, mais se trouve précédé d’un monstrueux prologue de 460 pages, intitulé « Journal de la bourse », qui couvre l’année 2000-2001, lorsque l’auteur a bénéficié d’un subside de la fondation Guggenheim. Une inversion des rapports qui ne sera pas sans rappeler les préfaces proliférantes du Musée du roman de l’éternelle de l’Argentin Macedonio Fernández. Ce n’est d’ailleurs pas le seul point commun : la quête d’absolu, le désir d’une reconquête du monde et de soi (surtout de soi dans le cas de Levrero) par une forme de spiritualité idiosyncrasique sont à l’œuvre chez l’un et l’autre. Une recherche du devenir, pourrait-on dire, qui grandit peu à peu dans l’esprit du lecteur, pris au jeu d’une imminence infinie....
Zoom L’écriture comme quête de l’esprit
octobre 2021 | Le Matricule des Anges n°227
| par
Guillaume Contré
La traduction française du Roman lumineux, chef-d’œuvre de l’Uruguayen Mario Levrero, est un événement qui permettra de mieux saisir une œuvre hors norme dont la puissance n’a pas fini de résonner.
Un livre