Est-ce un portrait, ou une biographie, que Yaël Neeman signe ici ? Elle était une fois n’échappe pas à cette question comme au fait de savoir pourquoi l’écrivaine a entrepris un tel livre. Elle y reviendra tout au long de ces pages qu’elle consacre à la vie d’une femme nommée ici Pazith, née en Allemagne, en 1947, dans un camp de personnes déplacées, en transit vers Israël. Comme tant d’autres, Pazith grandit dans une famille dont les parents ont survécu à la Shoah. Et, de cela on parle peu alors. Yaël Neeman le rappelle, le récit de la Shoah ne s’est pas encore élaboré. Si c’est un homme de Primo Levi ne sera traduit en hébreu qu’en 1988. Alors qu’elle ne l’a pas véritablement connue, Yaël Neeman éprouve pour cette traductrice de grand talent, une sorte de fascination. Elle note ainsi : « C’était Pazith, elle habitait en moi, ou moi en elle. Ou bien les deux. » Reconstituer le parcours de cette figure marquante de la vie culturelle israélienne revient à se tourner vers l’histoire même de ce pays, du moins vers cette génération emblématique de la société, les enfants de rescapés. Celle qui est née en 1960, a vécu jusqu’à l’âge de 20 ans dans un kibboutz, expérience fondatrice dont elle a rendu compte dans son précédent livre, Nous étions l’avenir, confie à quel point l’écriture qui « n’est ni une thérapie ni une consolation », lui permet de fouiller la plaie, et dit-elle, « alors la plaie devient béante, devient abîme ».
Comment donc relater l’histoire de Pazith, qu’elle s’était habituée à entendre, « sans pouvoir la médiatiser » ? Il aura fallu une genèse longue et difficile avant que le livre ne prenne forme. Ce sont pendant plus de dix ans de nombreux témoignages rassemblés, venant de la famille et des amis de celle-ci. Puis, les premières tentatives d’écriture s’avèrent décevantes. Enfin, la romancière comprend qu’il lui est inévitable d’endosser le rôle de la narratrice : elle racontera donc l’histoire de Pazith à travers l’évocation de ceux qui l’auront connue. Elle élabore alors ce récit comme « une biographie de personne par tout le monde ». Grâce à ce matériau composé des paroles des uns et des autres, elle documente les éclats d’une vie troublée. Le legs et « l’angoisse de la Shoah », les différences sociales et culturelles liées à l’exil, et, tout particulièrement, la maladie mentale qui l’affectera, pèsent sur le parcours de Pazith. Habitée par l’obsession de la destruction, du suicide et de la mort, au point de ne vouloir laisser d’elle aucune trace que ce soit, et pas même d’images ou de photographies qui la représentent, celle-ci ne désirait rien d’autre que d’être enveloppée par le silence, « le manteau de l’oubli ».
Pourtant, l’écrivaine est parvenue à insuffler à ce portrait quelque chose d’insaisissable. Et ceci tient sans doute au fait que la narratrice et son personnage ont en partage la passion de l’écriture. À sa manière, Yaël Neeman, semblablement à la traductrice géniale, rend compte de toute une époque à travers les lieux et les événements dont la mémoire des vivants se fait le porte-voix : « J’ai eu le sentiment, précise-t-elle, que l’histoire de Pazith contenait des questions sur la marche du monde, ou plus exactement sur la marche dans le monde. » Sans finalement expliquer pour quelles raisons la romancière aura écrit ce livre, la trame de son récit révèle cette grammaire des destins où se déclinent le collectif et l’individuel. Se refusant à reproduire les photographies de Pazith, l’écrivaine confie enfin : « à cause de son rapport aux photos, elle a anéanti sa présence. Et puis, je ne suis pas certaine de ce que je construis : le portrait de Pazith ou celui de son esprit, de son fantôme, voire mon propre portrait en quête de son esprit ou de son fantôme. »
Emmanuelle Rodrigues
Elle était une fois
Yaël Neeman
Traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-
Delpuech et Laurence Sendrowicz,
Actes Sud, 304 pages, 22,50 €
Domaine étranger Portrait retrouvé
novembre 2021 | Le Matricule des Anges n°228
| par
Emmanuelle Rodrigues
Délaisser la fiction pour l’enquête constitue le cœur du livre de Yaël Neeman pour qui l’écriture s’impose comme ultime geste mémoriel. Lumineux.
Portrait retrouvé
Par
Emmanuelle Rodrigues
Le Matricule des Anges n°228
, novembre 2021.