De nouveau la langue puissante de Koffi Kwahulé vient percuter l’édition théâtrale. Trois monologues, trois personnages, tous singuliers, particuliers jusqu’à l’extrême. Ézéchiel, tout d’abord, le héros, si l’on peut dire, de Close up. Il est un tueur et violeur de jeunes filles, retiré pendant trois ans, amateur de claquettes et d’une comptine adaptée de Jack et le haricot magique. Et là il vient d’enlever little girl et se demande ce qu’il va en faire, même si l’histoire est déjà écrite. Fier d’avoir échappé à la police durant toutes ces années, il entend faire de sa vie de tueur une œuvre d’art, « parce qu’un chef-d’œuvre reste un chef-d’œuvre même si ça ne plaît à personne ». Il voudrait comprendre ce qui l’a mené à cela et va chercher dans son enfance, dans ses rapports avec son frère qu’il aurait peut-être dû tuer, dans la beauté de sa mère soumise aux regards concupiscents des hommes, des causes, ou du moins des enchaînements possibles. Parallèlement, une scène qui pourrait être une scène de cinéma et mettant en jeu un trio amoureux vient régulièrement s’intégrer dans le récit d’Ézéchiel pour se terminer en catastrophe. Lui-même souhaite d’ailleurs proposer à Hollymood le récit de sa vie, car « N’est-il pas idiot qu’après tant d’iniquités lumineuses, / Personne ne sache qui je suis. » Il a beaucoup regardé les corps et voudrait à son tour être vu. Le texte met bien évidemment mal à l’aise, tant l’esthétisation et la mise en scène du meurtre suivi du viol nous semblent insupportables. Mais les mots de Kwahulé, choisis, rares parfois, la très belle construction des phrases chassant toute vulgarité rendent le texte magnifique. Et ce texte nous touche très profondément.
Arletty ensuite, la sulfureuse, aussi connue pour ses grands rôles au cinéma que pour sa liaison pendant l’Occupation avec Hans Jurgën Soehring, un officier allemand proche de Goëring. Mais c’est plus qu’une liaison, « cet amour rapide et brutal, presque animal, qui à chaque fois me tourne, me retourne, et me laisse en vrac, corps et âme. » Et là encore, les scènes se mêlent, la chronologie est bouleversée, et tandis qu’elle prépare un méchoui pour Hans, tout en s’apprêtant à entrer en scène, apparaît en contrepoint une scène terrible de femme tondue et humiliée à la Libération, tandis que plus loin elle assiste à son propre enterrement, en juillet 1992, après nous avoir fait revivre longuement l’interrogatoire qu’elle eut à subir après la guerre, mais aussi les rumeurs fausses qui ont couru sur son compte. Cette multiplication des points de vue rend compte de la complexité du personnage et de sa situation. Là encore, les corps sont en jeu, de l’exultation de l’amour à la souffrance extrême de la torture.
Et puis Boxer : une femme sur le ring subit, sous les yeux de sa fille, les assauts d’une adversaire manifestement plus forte : « Mais à nouveau nids de frelons lancés contre moi, / Jabs, directs, crochets, uppercuts. / Par dizaines, par centaines, / Explosent contre chair. / Toute la férocité du monde / Contre front, contre cœur, contre foie, contre côtes, contre menton, contre tempes. / Devant, derrière. / De partout. » Régulièrement mise au tapis, elle veut continuer parce qu’elle a promis cette victoire à sa petite Mélidesha. Et pendant ces temps de répit, nous sommes dans sa tête où apparaissent des images de victoire, celle d’une femme riche achetant le monde entier et une étrange cérémonie de confirmation au cours de laquelle des bonnes sœurs masturbent un bouc diabolique.
Corps regardés, corps offerts, corps meurtris, corps profanés, corps exposés, les trois textes de Koffi Kwahulé résonnent de l’un à l’autre, offrant un troublant jeu de miroirs. Une écriture d’une très grande sensualité, au sens propre du terme ; elle met en jeu tous les sens, les odeurs, les sons, le toucher, la sueur, le sang, les larmes, et le regard bien sûr, le regard toujours, le sien propre et celui de l’autre. Celui des autres. Fascinant.
Patrick Gay-Bellile
Close up /
Arletty… Comme un œuf dansant au milieu des galets /
Boxe
Koffi Kwahulé
Éditions Théâtrales, 108 pages, 14,90 €
Théâtre Les uppercuts de Koffi Kwahulé
novembre 2021 | Le Matricule des Anges n°228
| par
Patrick Gay Bellile
Quand les mots et les corps des personnages font mal au lecteur.
Un livre
Les uppercuts de Koffi Kwahulé
Par
Patrick Gay Bellile
Le Matricule des Anges n°228
, novembre 2021.