Le titre du cinquième roman de Julia Deck aurait pu s’écrire au pluriel. Car il y est bien question de deux monuments nationaux : Serge Langlois, acteur très populaire, septuagénaire gloire française du sixième art, et le château qu’il habite en compagnie de sa femme (ex-miss Provence-Alpes-Côte d’Azur) prénommée Adrienne mais rebaptisée Ambre pour mieux correspondre à son statut de femme de star. Dès l’entame du livre, on voit les badauds se presser aux grilles du château afin d’épier ceux qui vivent là et qu’ils connaissent à travers les pages glacées des magazines. Quelque chose a eu lieu, qu’on découvrira, et qui fait du monument national un début de ruines. Cette scène inaugurale porte en elle tout le sens du roman : les badauds en venant visiter le château de leur icône, ne tentent-ils pas d’effacer la frontière qui les maintient hors du monde fantasmatique des stars ? Surtout, à l’intérieur même du château, via les caméras de surveillance, on observe ce public tant courtisé faire des selfies devant les grilles. Le château et ceux qui l’habitent (propriétaires et domesticité) n’existent que pour ce regard-là posé sur eux. Un regard qui est aussi, on le verra, leur prison.
Il est rare de trouver dans un roman de littérature l’univers duquel Paris Match ou Closer tirent leurs revenus. La vieillesse de Serge Langlois, l’entreprise d’Ambre, les voitures de luxe que bichonne le chauffeur, on s’en taperait assez vite le coquillard (à moins d’aimer la vie des people) s’il n’était question que de ça. Mais, en choisissant Joséphine comme narratrice, une enfant venue d’ailleurs, adoptée comme il se doit par le couple richissime, Julia Deck donne voix au seul regard dénué d’intérêt et de préjugés. Le seul regard innocent. Et c’est à travers cette innocence-là que, par contraste, apparaît l’aliénation de chacun des personnages (y compris Cendrine, caissière au Super U du Blanc-Mesnil devenue nurse au château) tenus tous à coïncider au mieux avec l’image qu’on se fait d’eux, que se fait d’eux le public pour Serge et Ambre, leurs patrons pour les employés de la maison. Tenus, comme Brigitte et Emmanuel Macron convoqués dans le roman, à jouer leur rôle de marionnettes pour les médias.
La voix de Joséphine fait du bien : décrivant ce qu’elle voit, elle révèle ce qui ne doit pas être dit. Pour les scènes hors du château, c’est une autre voix qu’on entend : celle de Julia Deck à l’ironie acidulée, drôle quand il s’agit de dégonfler les baudruches. Et l’on se dit que cette voix-là a su remarquablement rejoindre la voix de l’enfance, de ce temps où on pouvait être pleinement soi sans se sentir l’objet épinglé par le regard des autres. Soi mais seul, donc.
Monument national
Julia Deck
Éditions de Minuit, 204 pages, 17
Dossier
Julia Deck
Maison de poupées
janvier 2022 | Le Matricule des Anges n°229
Un auteur
Un livre
Un dossier