En abordant la guerre d’Indochine, Éric Vuillard poursuit son entreprise de réappropriation de l’Histoire. Dans les coulisses de celle communément transmise où les dates et les batailles cristallisent l’attention, masquant ainsi la raison même des conflits. Une sortie honorable montre la responsabilité d’une classe dirigeante engoncée dans son confort bourgeois, le cynisme de la finance et la puissance d’un impérialisme américain sans vergogne. Le récit tient autant dans le style, éclatant, que dans ce qu’il dénonce et l’on tangue, le lisant, entre l’émotion née de la beauté des phrases et la colère issue de ce qui nous est révélé. Montrant ici un Édouard Herriot attendant son « éloge funèbre » : « il n’y a sans doute pas beaucoup d’Édouard Herriot dans cette grande carcasse, il y a le cacique, le sachem des bords du Rhône. Le reste est mort. (…) Mais la bête continue de vivre et de s’alimenter. » Et de régner sur un troupeau de « parlementaires-barriques » pour le bien des sociétés anonymes en quoi « nos glorieuses batailles se transforment ». Si les faits narrés font le récit, la manière avec laquelle Vuillard s’introduit dans les consciences des acteurs de l’époque émarge bien au roman. Ainsi les pages qui accueillent la mort de Patrice Lumumba, Premier ministre du Congo assassiné en 1961 sur ordre de la CIA, appartiennent autant à l’Histoire qu’à la littérature. Et le livre donne alors, immanquablement, un sens à notre époque.
Éric Vuillard, au cœur de la période historique que vous abordez dans Une sortie honorable, il y a la bataille de Diên Biên Phu. Or le roman ne donne quasiment rien à voir de la bataille. N’est-ce pas une manière pour vous d’indiquer le sens de votre travail : dire ce qui s’est joué dans les coulisses de l’Histoire de manière à donner une autre vision que celle que la vulgate a voulu imposer ?
Stendhal nous a appris qu’une bataille est un événement insaisissable, on n’y voit rien. Céline nous en a montré le délire ordinaire, la confusion, le marasme. Mais on ne peut plus s’en tenir au seul champ de bataille, comme lorsqu’on en fut le protagoniste, le témoin. Nous ne sommes plus dans la position de Vassili Grossman, nous ne sommes pas les chroniqueurs de la guerre, quelle qu’elle soit, il faut donc élargir le périmètre, et définitivement rompre avec le regret, même dissimulé, de ce que fut l’épopée, la fange des combats. Dans le cinéma américain, les douleurs des Gi’s concentrent encore toute l’attention, on ne voit qu’elles, comme si la guerre était une activité séparée, comme si les bombes, les fusils, les uniformes, le combustible, le corned-beef, sortaient du néant, et que le soldat vivait son calvaire dans une sorte d’isolement métaphysique. La littérature ne peut pas s’en tenir à une version si irénique, à une psychologie illusoire. D’autres aspects sont déterminants : la vie politique, où les décisions sont prises, la vie des affaires aussi. Il est donc à la fois plus réaliste, plus...
Entretiens La Guerre des riches
février 2022 | Le Matricule des Anges n°230
| par
Thierry Guichard
Le onzième livre d’Éric Vuillard pointe la responsabilité de la bourgeoisie et de la finance dans les massacres de la guerre d’Indochine. Dans un style impitoyablement vif.
Un livre