Chaque nuit depuis 2007, Éric Chevillard rédige trois brèves notes du Journal de L’Autofictif. Puis à l’aube il en alimente son blog, dont chaque année L’Arbre vengeur édite un volume. L’Autofictif nu sous son masque (Covid oblige) est le treizième de la série, et sous-titré « Journal 2020-2021 ». La page du 22 juillet donne tout son sens au titre. « Exhibitionniste sournois, pour ne pas dire dissimulé, je me promène dans la ville, nu sous mon masque. » Dans la mélancolie, volontiers provocante, du mâle blanc quinquagénaire, dans la déploration cuistre du jaunissement des couvertures de Minuit, dans celle, facile, de la misandrie des féministes radicales ou de la mode masculine de l’épilation du torse, l’exhibition se présente dans une outrance où l’on lira l’indice de la pudeur du clown triste qui ne résiste pas, devant la misère des temps ou la sienne propre, à y répondre par l’humour des désillusionnés. « Aux premières loges, mais sur la touche : le banc, là où se trament mes aventures ». Comme il est très averti de l’absurdité tragicomique de sa condition d’écrivain, l’ironiste perce ici toujours sous le diariste de l’intime : « Je gobe un comprimé de Viagra, puis j’en attends les effets avec une certaine fébrilité. Et soudain, se lève en moi un désir impérieux, incoercible, souverain, d’écrire. Et merde ! »
Scrupuleux rapport météorologique des pensées, des impressions, des choses vues et entendues, ce dernier opus de L’Autofictif constitue ainsi, pour paraphraser le beau titre de l’essai de Pierre Pachet sur le journal intime, un « baromètre de l’âme » avec ses hauts et ses bas, ses dépressions et ses éclaircies, ses saisons qui varient même d’un jour à l’autre comme le font les humeurs de l’écrivain. Avec soudain, au détour d’une page, une phrase où il se montre enfin à nu, et désarmé : « Puis, mon cœur si dur s’est ouvert, attendri, et empli de pitié pour moi-même ». Le lecteur soupçonneux y percevra-t-il l’ombre d’un sourire d’autodérision ? « Le fidèle lecteur est un traître en puissance », lui répond, pince-sans-rire, Chevillard.
Loin de l’écriture cursive de L’Autofictif – ses trois aphorismes quotidiens ou disons noctidiens – L’Arche Titanic prend le temps, suspendu, d’une « nuit au musée » (le principe de cette collection chez Stock). « Nous sommes le 5 novembre 2019 et je m’apprête à passer la nuit seul dans la Grande Galerie de l’évolution du Muséum national d’histoire naturelle à Paris. » Il y a souvent des animaux dans les livres de Chevillard, le hérisson, la loutre, le « blaireau mort repoussé du pied » de L’Autofictif, et il y a surtout, comme dans Sans l’orang-outan, l’animal absent, le Grand Disparu, le beau regretté, pour qui « le temps ne passait pas » et qui « ne complotait pas sa propre extinction comme nous le faisons sournoisement ». On le retrouvera, d’ailleurs, dans le Muséum. C’est la même nostalgie, d’un monde qui s’efface et dont nous ne cessons d’aggraver l’oubli, qui traverse de part en part L’Arche Titanic. L’auteur y braque, dans la nuit du musée, la « lourde torche » sur les empaillés (soudain, « Un dodo ! »), et sur le carnet dans lequel il honore la mémoire des défunts, comme en miroir de la trop prévisible, de l’inéluctable fin du monde : le nôtre à l’échelle de l’espèce et celui de l’auteur à celle de sa vie. Parce qu’au final, « (…) c’est toujours l’homme qui nous passionne dans la bête ». Il en sort peu à peu, une fois installée l’ambiance et en dépit du rire qui console du sentiment d’oppression, une déambulation grave dans cette touchante parodie d’Arche de Noé qu’est « L’Arche Titanic » : « Je suis là en pèlerinage. Voilà tout ce qui reste du jardin d’Éden. Silence de mort ».
Mais cette première méditation sur la perte d’un monde animal désormais éteint, et qu’emblématise le « dronte » ou dodo que nous montre le bandeau de couverture, s’accompagne d’une rêverie sur cette autre disparition, de la jeunesse de l’auteur, que des chapitres en italique font alterner avec le récit de la nuit au musée. C’est en apparence un rêve, celui d’une maison d’enfance, méconnaissable d’avoir été changée, en même temps que Chevillard persiste à la reconnaître. La nuit au Muséum, on s’assoupit… Un rebondissement, via le souvenir plus récent d’une manifestation littéraire à laquelle l’écrivain a participé, viendra donner un autre tour à l’intrusion de son passé dans la narration. Le projet, méthodiquement ourdi, de la nuit au musée, livrera lui aussi son secret, à savoir celui, cocasse… du rhinocéros. Pirouette habile du clown pudique : « Tout livre n’est-il pas une farce ? »
Jérôme Delclos
Éric Chevillard
L’Autofictif nu sous son masque
L’Arbre vengeur, 257 pages, 15 €
et
L’Arche Titanic
Stock, 166 pages, 18 €
Domaine français Chevillé à la nuit
février 2022 | Le Matricule des Anges n°230
| par
Jérôme Delclos
Des nuits de L’Autofictif à celle d’Éric Chevillard au musée : sous les pavés de l’humour, le sable noir de la mélancolie.
Des livres
Chevillé à la nuit
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°230
, février 2022.