Le nouveau livre de Linda Lê repose sur une étincelle : l’unique rencontre, à Moscou en 1923, du jeune Hô Chi Minh et d’Ossip Mandelstam. Le texte s’organise en volutes autour de ce moment. Cent fois on s’éloigne du récit de cette collision improbable pour aborder la divergence mieux connue qui s’ensuivit – le poète, victime des purges staliniennes, fut persécuté jusqu’à sa mort ; le révolutionnaire fut adulé par-delà la sienne –, sans cesse on y revient.
Méticuleuse, sereine, Linda Lê dissèque la biographie des deux hommes pour exposer ce qui les séparait (« La réputation », « La postérité »…) et ce qui les rapprochait (« Le silence », « Écrire »…). Elle s’autorise à ne rien en dire, laissant l’agencement des idées faire le travail, jusqu’à ce que l’un et l’autre nous apparaissent comme les allégories naturelles de la politique et de la littérature, en tragiques parallèles. Car si tous deux voulaient créer la liberté ex nihilo et mettre fin au servage, des mots pour l’un, des hommes pour l’autre, leurs regards tournés vers la même direction ne pouvaient se croiser. En 1923, Hô Chi Minh ne vit pas, dans la détresse de son contemporain, celle qu’allaient connaître les intellectuels vietnamiens après sa mort.
Cette fracture se résorbe ici, le double hommage de l’écrivaine recomposant un dialogue au présent littéraire, où les citations de l’un et de l’autre, sans guillemets, se fondent ensemble dans le limon du texte et dans notre imaginaire : « La rencontre de ces deux résistants d’exception ouvre un espace à la fois politique et littéraire qui permet au lecteur du XXIe siècle de ne rien oublier ni des luttes pour l’indépendance des peuples dits arriérés ni des contre-feux allumés par des créateurs déterminés à ne jamais capituler. » Comme souvent chez Linda Lê, ce livre (dédié à ceux qui se réfugient dans la culture « au péril de leur vie ») ne trace pas de ligne droite mais s’étire en des formes imprévisibles, à plusieurs têtes. La limpidité de son projet et des mots pour le dire dispersent, le temps d’un livre, l’opacité qui nous guette toujours.
Feya Dervitsiotis
De personne je ne fus le contemporain
Linda Lê
Stock, 120 pages, 18 €
Domaine français De personne je ne fus le contemporain
mars 2022 | Le Matricule des Anges n°231
| par
Feya Dervitsiotis
Un livre
Le Matricule des Anges n°231
, mars 2022.