Il y a deux trains qui roulent dans ce septième roman de Peter Cameron, celui de l’aller et celui du retour. Entre les deux, une semaine « dans un lieu à la lisière du monde, au fin fond du nord d’un pays nordique » : froid, neige et brouillard, un ciel toujours bouché. Là, quasiment dépeuplé de clients, un palace vieillissant à « la splendeur ténébreuse », le « Borgarfjaroasysla Grand Imperial Hotel » où séjournera le couple de New-Yorkais qui y arrive, de nuit. « Vous êtes ici pour voir le guérisseur ? (…) Ou pour l’orphelinat ? », demande-t-on à « l’homme » et « la femme », jamais nommés autrement dans le livre. Eux n’ont fait le voyage que pour l’orphelinat, un bébé vu en photo et dont déjà ils ont choisi le prénom, « Simon ». Mais la femme, atteinte d’un cancer, sera fatalement attirée par « L’Ermitage » où officient « Frère Emmanuel », guérisseur réputé, et son assistante.
La narration se divise en sept chapitres, dédiés chacun à une journée et sa nuit. Au début comme à la fin de l’histoire, le train traverse une forêt à laquelle fait écho le roman anglais que lit la femme, The Dark Forest de Hugh Walpole, « La forêt sombre ». Rien de dantesque ceci dit, sinon l’indice que la « cohue noire des sapins », faisant la nuit dans le jour durant le temps court où le train la franchit, annonce discrètement, plutôt qu’un enfer, le progressif égarement à venir. « Le soir tomba avec une déroutante soudaineté, comme un rideau baissé sur la débâcle effarante d’une pièce de théâtre amateur ». Le rideau se lèvera à nouveau, l’homme et la femme se délestant de leur passé pour se livrer à une sorte de jeu de la vérité, qui décidera de leur couple, avec ou sans le bébé. Elle, guérie ? Ou condamnée, et lui assumant, ou non, une paternité sans elle. Ils en parlent, beaucoup.
Rien d’étonnant, alors, à ce que ce théâtre où se brisera ce qui les tient encore ensemble, en même temps que ce à quoi chacun des deux croit tenir le plus, les voient se jeter l’un contre l’autre, avec pour témoins les autres personnages. Un barman de nuit, un businessman lubrique, le guérisseur, et ce bébé dont la femme comme l’homme doutent, mais pas en même temps, de l’aimer (le prenant dans ses bras, la femme s’avoue déçue par « son tonus musculaire », à quoi l’infirmière répond comiquement « Plus tard, les muscles poussent »). Rien d’étonnant, non plus, à ce que le réceptionniste dise à l’homme, qui a endommagé la porte « creuse » de l’une des chambres : « Toutes les portes de cet hôtel ont été récupérées à l’Opéra khédivial du Caire. (…) les portes d’un Opéra sont toutes creuses. C’est ce qui permet au son de vivre ». Rien de très étonnant, encore, à ce que le palace loge une cliente à l’année, « Livia Pinheiro-Rima », danseuse déchue et ancienne trapéziste de cirque qui, chaque soir, chante en s’accompagnant au piano dans le grand hall. Oiseau de nuit, c’est elle qui lance à l’homme, qui après quelques verres au bar va se coucher : « Tout le monde finit par aller se coucher, non ? C’est ce qui arrive la nuit. Les gens disparaissent ».
Durant ce temps passé entre l’hôtel, l’orphelinat, le guérisseur, et pour l’homme un peu de débauche, le couple va voir son programme ne pas se dérouler comme il l’avait prévu, au cours de péripéties baignées dans une atmosphère où « ce qui arrive la nuit », insensiblement, mine en profondeur les certitudes du jour. L’auteur, nous berçant dans l’ambiance feutrée de l’hôtel, nous réveillant subitement par une scène de nuit violente, nous aveuglant sous la lumière crue de l’orphelinat, ne nous laisse jamais voir sa machinerie sophistiquée. Les dialogues, sans jamais une once de pathos, nous laissent souvent émus, et toujours pensifs.
À sa sortie en 2020, la meilleure critique anglophone n’a pas tari d’éloges sur le livre. Edmund White et Rick Moody l’ont qualifié de chef-d’œuvre. John Self, du Times, a pu dire que le New-Yorkais mériterait d’être mieux connu en Grande-Bretagne, ce qui peut aussi s’appliquer à la France, en dépit de la traduction chez Rivages de ses six précédents romans. L’ayant refermée, encore ébloui, on serait presque jaloux du lecteur qui découvrira Cameron par celle de What Happens at Night.
Jérôme Delclos
Ce qui arrive la nuit
Peter Cameron
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Catherine Richard-Mas,
Christian Bourgois, 328 pages, 23 €
Domaine étranger Au train où vont les choses
mars 2022 | Le Matricule des Anges n°231
| par
Jérôme Delclos
Un très européen roman d’atmosphère, qui confirme Peter Cameron comme une voix majeure de la littérature nord-américaine.
Un livre
Au train où vont les choses
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°231
, mars 2022.