Il est des jours où la fatigue se mêlant à une lourde pesanteur d’âme, on se sent s’enfoncer dans une forme d’impuissance. Comme en ce jour où le narrateur, en partance pour le Maroc, ne peut s’empêcher de penser qu’il est en train de vivre « le matin du jour qui ne serait suivi d’aucun autre jour ». Mais malgré ce qui semble être l’annonce prémonitoire de sa mort, il ne change rien à son programme et se retrouve bientôt dans l’avion qui doit le conduire de l’autre côté de la Méditerranée. Depuis sa place, côté hublot, il aperçoit alors, sur l’aile gauche une drôle de corolle sombre qui va s’élargissant : une fuite de kérosène. « Pour la première fois de sa vie, la mort lui apparut sans susciter la révolte ou la peur. Elle n’était qu’une alternative possible. Probable était plus juste. Et commode. Car il suffisait qu’il ne fasse rien. Qu’il taise ce qu’il voyait, et elle viendrait à lui. » Et d’imaginer l’explosion en vol, l’horreur de souffrances inconnues. D’où un sursaut salvateur. Grâce à lui l’avion restera cloué au sol et la catastrophe sera évitée.
Le lendemain, c’est devant une vie nouvelle qu’il se retrouve. Rejoignant Marrakech par un autre vol, il découvre le riyad qui l’accueille pour deux semaines. Une cour entourée de hauts murs et ouverte sur le ciel. Un jardin d’Eden enclos dans une maison qui a appartenu à une riche chrétienne, « insaisissable et excentrique », qui y a passé trente ans de sa vie à traduire le Coran en français. L’émotion que déclenche en lui ce riyad est telle qu’il aimerait y passer le surcroît d’existence que le hasard vient de lui attribuer. Dès lors plus question d’être absent de sa vie. Il s’agit de jouir de ce présent neuf, de renaître, de retrouver le commencement. Alors, quand il croise dans ce riyad une belle inconnue, la magie de l’altérité va se déchiffonner comme un bourgeon. Il lui semble lire, dans l’attitude de cette femme le désir qu’elle a d’être désirée, mais aussi le fait qu’il ne sera pas question d’entrer dans ce corps sans passer par l’âme, une âme à laquelle il sera impossible de boire « sans que les muscles et les nerfs de ce corps l’autorisent sans réserve ». Quant à elle, elle « avait aimé que cet homme le lût ».
Pour cet homme donc qui sait voir, le moindre détail devient signe et tout lui dit qu’il doit se préparer à retrouver « le chemin dangereux des choses et le cœur terrifiant de la vie ». Qu’il doit, lui, l’homme « sauvé des cieux », surmonter la peur de l’échec, s’apprêter à pousser de nouveau la porte du riyad afin de savoir si la tradition de l’islam dit vrai quand elle affirme que « la femme est pour l’homme jardin ». Et ce, sans vraiment savoir ce qui relève en lui d’un « reste de curiosité pour la fente des femmes » ou d’une « curiosité inédite pour les jardins des dieux ». Car c’est l’inconscient qui mène la barque. La suite est délectable…
Jean Guerreschi le sait, les belles choses qui vont par deux sont toujours plus belles que les plus belles choses lorsqu’elles vont seules. Les seins allant par deux, on aurait pu imaginer qu’il se satisfasse des deux livres qu’il leur a déjà consacrés, Seins et Autres seins (Gallimard, 2006 et 2007). Mais non. Pour épuiser le sujet, terminer l’extraordinaire chantier ouvert par Ramón Gómez de la Serna avec Seins (1917), il a voulu se montrer digne du maître en ajoutant avec Autres autres Seins, 31 nouveaux seins à son actif, soit un total de 138 seins contre 131 à La Serna.
Trente et une variations tout en verve et acuité pour dire encore et toujours combien les seins sont des accélérateurs de passion, combien ce qu’ils dérobent en l’exposant est source de troubles et d’enchantement, d’envies et de promesses, de fantasmes ou de sublimation. Des seins venus de la littérature, du cinéma, de faits divers, d’événements vécus, et dont il dénude le non-dit, la splendeur de l’instable ou le dialogue secret qu’ils installent entre ce qu’ils sont et ceux qui les regardent. Des seins de mère, de saintes, d’actrices, des seins qu’on mange, des lourds, des bleus, des seins de l’empire américain ou de l’empire du Milieu et même des seins « qui s’en balancent ». Des seins aussi qu’on martyrise, victimes de « la profondeur abyssale de la perversité humaine ». Un essaim de seins qu’avec complicité et tendresse, humour et cruauté parfois, Jean Guerreschi rend visibles. « Il y a dans le visible un invisible que la littérature peut donner à voir. » Ce qu’il fait avec une indéniable virtuosité.
Richard Blin
Jean Guerreschi
Riyad
Serge Safran éditeur, 160 p., 16,90 €
et Autres autres Seins
La Bibliothèque, 190 p., 16 €
Domaine français Courbes et contre-courbes
Dans Riyad, Jean Guerreschi lace et délace les nœuds invisibles qui lient la vie et les signes. Et dans Autres autres Seins, il clôt la trilogie qu’il a consacrée à la figure de proue du champ de gravitation du désir.