Un livre

L' Engravement

de Eva Kavian

Editions Contre allée

L’Engravement. Titre étrange qu’on sent d’emblée confusément lesté d’une lourde charge. Un mot pesant, bien à l’image du phénomène qui désigne les baleines échouées sur la plage. Par homophonie, on entend aussi, dans ce titre, l’aggravation, la gravité. Il y a de tout cela dans ce livre polyphonique d’Eva Kavian, Belge née en 1964, qui passe d’un genre à l’autre, nouvelle, essai, poésie. Ce texte-ci est un roman choral incandescent dans lequel l’écrivaine orchestre un défilé de silhouettes minées par le souci. Elle décrit les allées et venues des visiteurs qui empruntent régulièrement un chemin menant à une unité hospitalière psychiatrique. Passent là ceux qui viennent voir un proche ou un aimé interné pour une durée plus ou moins longue : « Ils vont rendre visite à leur drame ». Kavian raconte et interroge l’expérience intérieure de ces visiteurs qui forment « une horde », « une bande », « un troupeau », ce dernier terme revenant souvent. « Un monstre hybride », dit-elle encore, comme pour signifier que cette masse est un organisme vivant et véhément.
Là, dans ce chaos de perceptions, on entrevoit les histoires de Tom, Samuel, Loreen, Mattéo, Jonas, Mira, Séléna, Emma, leur quotidien claustré et sous médocs, à la suite d’une crise psychique ou d’un passage à l’acte. Au fil de ces récits croisés, c’est toute la comédie humaine de personnages, souvent des parents, en proie à l’angoisse et à l’incertitude qui se déploie sous nos yeux. « Vous êtes les compatriotes d’un pays non cartographié. Personne ne vous connaît, personne ne parle de vous. Quand vous quittez cette allée, (…) plus personne ne vous reconnaît, vous n’existez plus. La frontière, elle est là. Tracée autour du troupeau. Là où l’écorce terrestre a craqué en profondeur, vous isolant définitivement de ceux qui ne vivent pas ça. » Eva Kavian, elle, dévoile un peu cette invisible réalité-là, âpre et douloureuse, et nous immerge dans le flot de cette communauté d’apatrides esseulés.

Anthony Dufraisse

L’Engravement
Eva Kavian
La Contre Allée, 174 pages, 18 €