Ce n’est pas un journal intime c’est un putain de manuel de guerre. » Ismaël Jude a jeté un sort à la langue française et très certainement au patriarcat. À partir de quelques notes du manuscrit de Pierre Rivière, excavé en 1973 par « la bande à Foucault », l’écrivain et metteur en scène imagine une sœur jumelle du jeune paysan qui assassina au début du XIXe siècle sa mère enceinte, sa sœur et son frère. La première revanche de la narratrice, « orfeline revenante/ machine à tuer », commence par un coup de hache dans le langage : « si me revoici c’est pour vous nommer les noms : c’était un fratricide et un matricide et un sororicide », et non un parricide tel qu’il a été légiféré. Dans ce « récit-meurtre », où l’acte et l’écrit coïncideraient, les mots en forme de prophétie viennent venger la « domestication du corps » de la femme, de toutes les femmes (la mère victime de son mari, la sœur violée par son aïeul) : « je vais tous vous tuer rois péres fréres fils de pute/ puis/ vivre/ non : revivre/ dans les bois ».
Le troisième texte d’Ismaël Jude, après Vivre dans le désordre et Dancing with myself, semble avoir été écrit en transe ou en tout cas dans un autre état de langue, un jeu terriblement fou avec les mots : « il y a une rivière c’est moi il y a une pierre dans la rivière/ c’est moi/ je poisse tu angoisses nous angoisses poisson ». Mélange d’ancien français, d’orthographe inversée, d’associations bondissantes et d’inspirations de conte oriental (le poète-brigand préislamique Ta’abbata Sharran), Grief décapite le langage courant. Le résultat est une longue hallucination extra-lucide parce que mue par une colère évidente, ancestrale. L’auteur ne s’est pas seulement métamorphosé, il a transformé et performé une mémoire de dominées : « l’art de me changer en oiseau pour reprendre/ la parole et dans ma voix toutes les voix de toutes les étranglées/ s’étrangle ».
Flora Moricet
Grief
Ismaël Jude
Verticales, 104 pages, 12,50 €
Domaine français Grief
juin 2022 | Le Matricule des Anges n°234
| par
Flora Moricet
Un livre
Par
Flora Moricet
Le Matricule des Anges n°234
, juin 2022.