L’incipit est pour le moins curieux : un homme et une femme dialoguent dans la rue mais on devine que l’essentiel a eu lieu avant. Une scène, au restaurant, s’est mal passée, et l’homme raccompagne la femme chez elle – mais nous n’en saurons pas plus… pour l’instant. Des indices, peu à peu, se mettent en place, la plupart du temps par le biais de dialogues : le second, nocturne, a lieu dans un cimetière et occupe plus de soixante pages ! Ces dialogues sont constamment intelligents, riches et en même temps elliptiques, enjoués et préoccupés aussi, pleins de sous-entendus, de jeux de mots, d’allusions littéraires ou bibliques. C’est que ces deux-là ont beaucoup pour s’entendre – mais que beaucoup, pourtant, doit les séparer, empêcher l’amour qui, rapidement, se fait jour. Jack est blanc, sort de prison, condamné pour un vol qu’il n’a même pas commis, vit très difficilement de petits boulots, habite un hôtel miteux, pourvu d’un gardien méprisant et facétieux. Della, elle, est, comme l’on dit dans cette ville ségréguée de Saint Louis, Missouri, en cette période indéterminée (années 50 ? années 60 ?), une femme de couleur, professeure d’anglais. L’un et l’autre sont enfants de pasteurs, mais attention cependant : l’un presbytérien et l’autre baptiste. Jack avoue – et c’est comme un leitmotiv : « J’aspire à une innocuité totale ». Elle répond : « Je bous littéralement de colère. » Lui lit Paterson de William Carlos Williams, elle Auden. Il n’est pas étonnant qu’ils dissimulent les préoccupations que leurs familles respectives leur causent dans des discussions portant sur Hamlet.
Marilynne Robinson, dont c’est ici le sixième roman traduit, a déjà été récompensée par de multiples prix (dont le Pulitzer en 2005) et l’on comprend sans peine pourquoi. Sans aucune lourdeur, avec plutôt une habileté et une élégance narrative admirables, elle choisit quasiment constamment le point de vue interne de Jack qu’ainsi, pour parler comme lui, nous ne quittons pas d’une semelle pendant près de trois cents pages. S’il ose parfois rendre visite à Della – les voisins veillent, la menace d’un renvoi pèse sur elle si leur liaison venait à être connue – il erre, le plus souvent, dans la ville, se rend aux offices dans une église où on l’accueille comme une sorte de fils prodigue assez pathétique, finit par donner des cours de tango à des femmes sans doute aussi solitaires que lui. Attachant et agaçant, faussement simple et profondément complexe, il ne peut s’empêcher de disposer « une bouffée de gêne brûlante autour des choses les plus ordinaires ». La boisson est une tentation à laquelle il cède trop souvent : « Il se soupçonnait de ne boire que pour justifier la grande différence entre les situations qu’il vivait et les intentions qui les avaient occasionnées ». Il s’interroge constamment sur son présent et son passé, se condamnant la plupart du temps avec une lucidité impitoyable mais aussi comme un humour discret : « Rater sa vie : un projet dans lequel il s’était lancé très tôt ». Face à l’antagonisme de la famille de Della et de la société qui s’apprête à les condamner (leur union serait un délit) et plus encore en considérant le poids que représentent ses propres incapacités, qu’il juge rédhibitoires, il se laisse pourtant, comme inconsciemment, quelque chance d’aimer et d’être aimé. En vérité jamais il ne renonce, avec l’énergie non pas du desespoir – il trouverait ce terme trop prétentieux – mais de l’absence d’espoir raisonnable.
Quel malin génie a pu lui donner à vivre cette histoire d’amour, à lui qui n’en demandait pas tant ? « Comment un homme dont la vie ne valait absolument rien pouvait-il se retrouver avec autant de sujets d’inquiétude ? » Alors qu’il ne cesse de se reprocher sa veulerie, il devient cependant peu à peu une sorte de chevalier paradoxal, Lancelot se battant pour sa Dame, se nourrissant de cet amour de loin qu’on veut lui imposer. Comme le Charlot des Lumières de la ville, l’amour aura pu, en définitive, transfigurer ce vagabond, lui conférer, ainsi que le dit le dernier mot du roman, une indéniable – quoique inespérée – « grâce ».
Thierry Cecille
Jack
Marilynne Robinson
Traduit de l’américain par Simon Baril
Actes Sud, 290 p., 22,80 €
Domaine étranger Scènes de la vie d’un propre-à-rien
juin 2022 | Le Matricule des Anges n°234
| par
Thierry Cecille
Il arrive qu’un amour impossible rende la vie possible : Marilynne Robinson nous conte la rédemption de Jack, amant burlesque et chevaleresque à la fois.
Un livre
Scènes de la vie d’un propre-à-rien
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°234
, juin 2022.