Je l’ai lue dans le silence d’une mansarde, en quête d’un refuge introuvable, de la chambre parfaite. Nous la lisons avec d’autant plus d’intensité que notre désir de liberté est de longue date contrarié. Elle a beau, dans ses romans, ses lettres, son journal – « il faut, il faut écrire » – se livrer intimement, elle reste à mes yeux une énigme. Sa pensée cavaleuse, son écriture incandescente, sa sensibilité de fille solaire magnétisent ses lecteurs. Elle innove en les introduisant au cœur de ses prisons pour femmes, elle y ouvre des fenêtres sur des avenirs incertains et des possibles lumineux. « Une jeunesse qui en valait une autre », a-t-elle déclaré avec une calme évidence à propos de ses neuf années de cellule. Elle y connut des périodes d’accablement, d’amitié vive, de trahison et de « parfaits bonheurs ». Elle y cultiva sa passion rimbaldienne de la cavale et l’art du détachement.
Elle s’éprouvait libre et m’était respiration. Car « Dieu, qu’ils étaient lourds ».
Jules Vallès, L’Enfant, L’Insurgé, Céline, le Voyage, Cendrars, Prose du Transsibérien, La Main coupée, Stig Dagerman, L’Enfant brûlé, Albertine Sarrazin, de La Cavale à Lettres à Julien, des Poèmes au Times, ces auteurs me firent vibrer et m’arrêter sur mes huit années de fille enfermée dans de durs internats en compagnie de camarades de l’Assistance publique – l’une, fugueuse récidiviste, en révolte contre l’établissement qui nous brimait, l’autre écrivant chaque soir des lettres d’amour à sa mère nourricière qu’elle me donnait à lire.
« Me sauver de partout et de tout », on s’y livre en pensée, Albertine s’y donna entière. C’est que « les pseudopodes de la liberté lui poussent de partout » et que, poète, l’ivresse lui est un contrepoids à la peine. Elle a 20 ans. Un soir, elle a osé et pris son envol. Julien Sarrazin ramasse l’oiseau blessé qui vient de s’élancer des hauteurs du rempart de la prison de Doullens. Deux taulards qui se reconnaissent dès leurs premiers échanges. Julien avait perdu son jeune frère Georges, son inséparable, abattu lors d’une tentative d’évasion, et se reprochait de n’avoir su le protéger. Recueillir la fugitive lui est un devoir absolu. Il a trouvé la sœur-frère, « Attends-moi tout le temps qu’il faudra. »
D’une lucidité précoce, sensuelle et vulnérable, s’adaptant aux situations les plus inattendues, Albertine me troublait. Les mots lui sont de miraculeux alliés. Julien ébloui par la richesse de ses lettres croit en ses dons. Elle se marie en prison. L’avenir n’est plus si incertain.
Je l’ai relue quand je menais à Reims cet atelier d’écriture au thème rassembleur « Des maisons sur la terre ». Qu’avait connu la Môme en guise de maisons ? La demeure étouffoir de ses vieux parents adoptifs qui l’ont désadoptée – le père était son père biologique et nul ne le savait – la maison de correction du Bon Pasteur à Marseille, les prisons de Fresnes, Doullens, Amiens, Soissons, Versailles ; elle s’y aménageait, consciente...
Dossier
Albertine Sarrazin
Une incomparable présence
juillet 2022 | Le Matricule des Anges n°235
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