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Traduction Jean-Jacques Greif*

octobre 2022 | Le Matricule des Anges n°237

De grandes espérances, de Charles Dickens

De grandes espérances

Il y a une douzaine d’années, j’ai parcouru le chemin de Stevenson dans les Cévennes. J’ai prolongé le plaisir de la randonnée en relisant Treasure Island. J’ai constaté que les pirates parlaient une sorte d’anglais corrompu, qui dévoile à la fois leur manque d’éducation et leur méchanceté. J’ai regardé les traductions existantes. Les pirates y parlent un français presque correct, ce qui les rend beaucoup moins amusants.
J’ai eu l’idée de créer un livre numérique bilingue. Le texte s’affiche dans l’une des deux langues au choix. Quand on bute sur une phrase, on clique dessus et le paragraphe apparaît dans l’autre langue.
J’ai traduit le roman en quelques mois, en prenant bien soin d’inventer un français corrompu pour les pirates. J’en étais à suer sang et eau pour programmer l’application quand j’ai lu qu’un éditeur, Tristram, avait publié une nouvelle traduction de Huckleberry Finn plus fidèle au texte de Mark Twain que les précédentes. J’ai envoyé mon Île au trésor à Tristram, qui l’a publiée en 2018.
Je n’ai pas attendu la publication pour chercher une nouvelle œuvre à traduire. J’ai lu d’autres romans de Stevenson, ainsi que des romans de Daniel Defoe, Jane Austen, Mark Twain, Jack London. J’ai commandé sur Amazon un roman non traduit de Davis Grubb, qui s’est perdu en route de manière très étrange. J’ai vu dans l’incident un signe du destin : de toute évidence, il me fallait traduire Dickens.
Je lis Dickens depuis toujours. J’ai commencé à six ou sept ans avec Oliver Twist. À dix-huit ans, je suis allé en auto-stop en Inde. J’ai emporté Pickwick Papers, le livre idéal à lire dans le désert d’Iran en attendant le prochain camion, car Mr. Pickwick est lui-même un charrette-stoppeur et même un brouette-stoppeur.
Plus je lisais Dickens, plus j’aimais le monde de Dickens. Un monde semblable au nôtre en plus drôle, peuplé de personnages extravagants, remarquablement vivants, dont la compagnie m’enchantait. C’était comme Tintin, mais encore mieux.
J’ai rangé ses œuvres complètes (ou presque) sur un rayon de ma bibliothèque que je considérais comme une sorte d’armoire à pharmacie pour mes vieux jours. Quand tout irait mal, je pourrais me réconforter en relisant mes Dickens.
Tout va bien. Le Matricule des anges et de nombreux autres journaux ont publié en 2018 des articles très flatteurs sur mon Île au trésor. France-Culture m’a invité dans deux émissions différentes, puis a réalisé une adaptation de ma traduction avec acteurs et musiciens.
Tout va mal. Les vieux jours et leurs épreuves sont là. Ce que je n’avais pas prévu, c’est qu’au lieu de chercher le réconfort dans la relecture de mes Dickens, je le trouverais dans leur traduction. J’ai sorti de ma bibliothèque les romans que je préfère. Bleak House et son interminable procès ? La petite Dorrit et sa prison ? Notre ami commun et ses éboueurs ?
Au fond, ce qui me fascine dans Dickens, c’est la foule des personnages. Il y en a des centaines, je les ai rencontrés il y a quarante ou cinquante ans et presque tous à peu près oubliés, mais deux d’entre eux se sont solidement installés dans ma mémoire : Mr. Micawber dans David Copperfield et Mrs Havisham dans De grandes espérances. Mr. Micawber, qui garde sa bonne humeur malgré ses malheurs car il est sûr que sa vie va bientôt changer « si une occasion se présente ». Miss Havisham, vêtue de sa vieille robe de mariée jaunie, ayant arrêté toutes les horloges à l’heure de ses noces ratées. Moi aussi, je vis dans le passé, assis au bord de la route dans le désert d’Iran en 1963, à attendre qu’un camion se présente.
Lequel des deux livres allais-je traduire ? Je n’arrivais pas à me décider, alors je les ai traduits tous les deux. Tristram a choisi De grandes espérances.
Face aux épreuves que je dois affronter, la traduction m’apporte un réconfort supérieur à la simple lecture. C’est un travail artisanal, comme la menuiserie. J’avance lentement, je sais où je vais, je vois le chemin qui me reste à parcourir.
J’ai approfondi bien plus ma connaissance des deux livres en les traduisant qu’en les relisant, en partie grâce à l’accès à tout le savoir du monde que permet Internet. J’ai aussi appris des choses en effectuant le long travail de correction des épreuves. Et je progresse encore quand je me creuse la tête pour écrire des petits articles comme celui-ci pour des journaux. Ainsi, La Croix m’a demandé si je voulais bien choisir et commenter quatre extraits du livre, qui seraient publiés quatre jours de suite. J’ai sélectionné le moment où Pip, le narrateur, croise Mr. Jaggers dans l’escalier de Miss Havisham. Ils ne se connaissent pas, Pip est encore un enfant. Ils échangent quelques mots, et Mr. Jaggers dit à Pip : « Conduis-toi bien. »
Quand j’ai dû commenter ce passage, j’ai compris que cette petite phrase anodine, que je n’avais pas spécialement remarquée en la traduisant, résumait l’un des thèmes essentiels du roman. Pip va mal se conduire. Ses grandes espérances, c’est-à-dire la promesse d’une fortune et d’une vie de gentleman, vont lui monter à la tête. Il part à Londres, il reçoit un enseignement de qualité, il fréquente la bonne société, et il en vient à avoir honte de Joe, le brave forgeron dont il était l’apprenti. Il se conduit mal, mais il ne s’en rend pas compte. Le lecteur s’en rend compte, lui, d’autant mieux que le Pip qui raconte sa propre histoire longtemps après les faits s’est amendé et intervient parfois dans le récit pour exprimer ses regrets.
David Copperfield est un roman écrit à la première personne, plus ou moins autobiographique. Mr. Micawber ressemble fortement au père de Dickens. De grandes espérances est aussi écrit à la première personne. Il n’est pas autobiographique, mais quand il l’écrivait, Dickens lui-même se conduisait mal. En 1858, il a envoyé à la campagne sa femme et mère de ses dix enfants, Catherine, pour vivre le parfait amour avec une jeune actrice (il aimait beaucoup le théâtre). Il est mort en 1870 sans avoir jamais revu Catherine.

* De grandes espérances paraît aux éditions Tristram (630 p., 29,40 )

Jean-Jacques Greif*
Le Matricule des Anges n°237 , octobre 2022.
LMDA papier n°237
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