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Traduction Pierre Guéry*

janvier 2023 | Le Matricule des Anges n°239

Courants noirs, de Nikos Kavvadias

De Nikos Kavvadias (1910-1975), Grec né en Mandchourie mais Ionien d’origine, radiotélégraphiste sur les cargos toute sa vie, on connaît bien Le Quart, terrible roman noir maritime publié en 1954 et devenu culte. Mais en Grèce, il est surtout connu comme poète. Un poète atypique dans l’histoire littéraire de ce pays et dont l’œuvre, peu considérée par la critique de son vivant, a rapidement trouvé les faveurs des lecteurs. Ses textes, récités ou chantés, sont encore aujourd’hui sur toutes les lèvres et sa voix poétique, en marge de tout mouvement littéraire, offre un étrange lyrisme fait de légendes, de chants d’exil mélancoliques et d’errances dans la lignée d’Homère et d’une tradition épique tant écrite qu’orale, mais aussi de réalités triviales, de références cosmopolites apparaissant au gré de voyages réels ou de fantasmes récurrents, le tout dans un fracas linguistique fascinant et de grande amplitude où mots savants, populaires, dialectaux, argotiques et techniques s’entrechoquent au rythme immuable d’une métrique classique a priori sans rupture et qui pourtant donne à lire un idiolecte inédit, une nouvelle lingua franca.
La première fois que j’entends un de ses poèmes, c’est une nuit de 1988 dans un taxi à Athènes. La radio crachote une chanson que j’adore immédiatement, devenue depuis un tube inoxydable interprété par de nombreux artistes. Le chauffeur me demande si j’aime, et précise que le texte est d’un certain Kavvadias, un poète-marin. Un peu plus tard, dans un cours de langue grecque que je suis, la prof nous donne à lire « Marabout » (1933), récit d’un matelot toxico qui s’énamoure d’une femme qu’il perd de vue puis retrouve alors qu’elle est devenue pute dans un bordel des tropiques – ambiance rébétiko garantie ! Le temps passe. Régulièrement, de nouvelles chansons me ramènent au poète et une telle popularité m’intrigue. Mais mes lectures en grec vont par d’autres chemins. Le temps passe encore, je rentre en France, je commence à écrire, à performer, à publier ; l’oralité dans l’écriture me passionne et je traduis de la poésie américaine, beat et spokenword, Mais je ne me sens pas traducteur, je vais d’une langue à l’autre lorsque je perçois chez l’autre une recherche formelle voisine de la mienne ; c’est un geste poétique parmi d’autres. Aussi, lorsqu’à la fin des confinements – qui m’ont laissé en rade de mon travail d’auteur – l’éditrice (et elle-même traductrice du grec) Anne-Laure Brisac me propose de traduire l’œuvre poétique de ce drôle de bonhomme, je sursaute. Elle cherche un poète pour accomplir ce travail ; soit, mais suis-je le bon ? Ce Kavvadias est un monument, et la tâche est impressionnante. J’accepte pourtant de faire un essai ; elle l’approuve, m’envoie un contrat et nous signons. Seize mois plus tard le livre est là, en édition bilingue avec préface, notes et index des noms de lieux.
Bien des choses m’ont passionné dans ce travail et une pensée ne m’a jamais lâché : je dois rendre compte de toute une vie et d’un dessein poétique sur cinquante ans ; là est la plus grande de toutes les difficultés. Même si la forme reste identique en apparence, inévitablement style et ton changent. Il fallait donc refléter les évolutions autant que les stabilités. Donner à sentir comment la poésie des jeunes années, narrative, documentaire et fabuleuse à la fois, proche de la parole et du conte, fait place à un intimisme plus marqué. L’introspection, en effet, assombrit l’écriture qui devient plus métaphorique, symbolique, impulsive ; et fatalement plus abstraite, construisant peu à peu une complexe imbrication de mémoire vive et de mytho-poétique. Le sujet-scripteur se divise, un double « je » apparaît et tout devient plus crypté, branché sur mille fréquences à la fois – fantasmagories, distorsions temporelles, diffractions de fiction, identifications diverses. La fatigue liée à l’âge et au métier se fait sentir, l’idée de la mort s’installe ; références, images crépusculaires et passages de la vie sont constamment ressassés comme dans un même film dont le montage seul différerait. La syntaxe, déjà singulière, devient acrobatique et on avance vers un phrasé plus dense, quasi télégraphique parfois. La ponctuation – tirets et points de suspension en particulier, qui rappellent le code morse que ce « Marconi » maniait sans cesse – joue un rôle plus grand et la scansion des vers devient ardue. Bref, cette langue démotique ne cesse d’être parasitée, bigarrée, libre et provocante, terriblement sonore et toujours pleine de pulsions. Le premier écueil était, par crainte d’un excès d’opacité, de sur-traduire afin de livrer au lecteur francophone des textes plus explicites qu’ils ne le sont en grec pour le lecteur hellénophone. C’est une tentation dont je me suis gardé. Le second était, par facilité, de sous-traduire des éléments polysémiques ou spécifiques, et en particulier la terminologie maritime, souvent argotique et plurilinguistique. J’ai beaucoup appris, n’ai rien lâché sur la précision, mais bien sûr tout le sel de ces étymologies s’est évaporé en route – et il ne peut, malheureusement, en être autrement.
J’ai finalement trouvé la force de recréer chaque poème en indiquant cette trajectoire, mais j’ai touché une limite : il n’est pas réellement possible de transmettre en français l’effet que cette langue peut produire en grec – un voyage sidérant dont j’ai privilégié le sens. La rime ? Je l’ai évacuée. C’est une énorme contrainte qui n’aurait rien donné, un jeu vain qui aurait perdu les trames en route. En traduction, la perte est fatale et il faut l’accepter. La question est : que choisir de perdre ? Si on fait les bons choix en renonçant sereinement, alors on trouve encore et toujours le désir de la combler autrement : en écrivant vraiment, et c’est là le profit. Et si écrire c’est traduire son (m)onde, traduire c’est écrire au-delà de soi via des courants qui relient, sous de communes latitudes. Ce Kavvadias n’était pas aussi loin que je pouvais le penser.

* Pierre Guéry a publié plusieurs livres (roman, nouvelles, récit, poésie) et a traduit de l’anglais Anne Waldman et Moe Clark, ainsi que Poèmes de Guantánamo. Courants noirs, œuvre poétique complète (400 pages, 25 ) vient de paraître chez Signes et balises en édition bilingue.

Pierre Guéry*
Le Matricule des Anges n°239 , janvier 2023.
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