Le défunt qui a des comptes à régler revient la nuit – ce que fait le « revenant » – pour durant notre sommeil nous tirer par les pieds. Façon de nous intimer de répondre à la question posée par sa mort. Cette version folklorique du deuil impossible (pléonasme ?) doit être prise au sérieux. « Des morts qu’on espérait tranquilles, dont on escomptait qu’ils acceptent leur sort – qu’ils acquiescent en silence à leur exclusion et qu’ils laissent les vivants vaquer à leurs affaires –, se mettent, un jour, à réclamer. » C’est à ces exclus « insistants », victimes d’un attentat, d’un meurtre odieux, d’une guerre où on les avait traînés, d’une erreur judiciaire, etc., en un mot c’est à ces victimes d’une double injustice – de leur vivant et de par l’oubli où on les tient – que s’intéresse Vinciane Despret, engagée dans une philosophie praticable, profitable autant aux individus qu’au bien public, et qui puisse déboucher sur de l’action.
Il faut comprendre en deux sens le beau titre « Les morts à l’œuvre ». D’une part, les morts, aussi étrange que cela puisse paraître, sont « à l’œuvre » ou au travail sur les vivants : ils se rappellent à nous pour nous pousser à agir, sont, bien que morts, on ne peut plus agissants. Pour quelques vivants – une personne ou un groupe – leur mort est un aiguillon. Morts qui nous obligent au sens fort de l’obligation morale, qui nous somment de leur répondre, et pourtant sans nulle contrainte si le devoir, pour parler comme Kant, a pour condition notre liberté. Et d’autre part, les morts restent ô combien vivants, ils sur-vivent au mieux dans ces œuvres d’art que permet le méconnu protocole politique et artistique des « Nouveaux commanditaires » (voir leur site) : « Quiconque le souhaite peut assumer la responsabilité d’une commande d’œuvre d’art et participer à l’émergence d’un art de la démocratie » (François Hers). Vinciane Despret nous en propose cinq réalisations exemplaires de l’esprit du programme, de la singularité à chaque fois de telle ou telle situation qui le met en branle comme de la démarche qui s’ensuivra, et de la diversité des œuvres elles-mêmes.
C’est déjà le grand mérite éthique de la philosophe que de ne pas avoir écrit un énième livre sur « la mort » mais que de nous donner à toucher, de façon attentive à leur histoire unique et très circonstanciée, et la puissance de questionner des morts, des mortes, et dans sa matérialité la réponse patiente et prévenante que des vivant.e.s leur font sous la forme d’une œuvre. C’est aussi toujours une belle histoire de rencontres entre les personnes les plus concernées (amis, famille, descendants d’un mort même éloigné dans le temps) et un collectif de citoyens, plus bien sûr un artiste.
Chacun des cinq récits est émouvant et plein de surprises. Il y a Annick, 18 ans : « le drame, la nuit du 27 au 28 avril 2007, l’enlèvement et le corps retrouvé le 3 mai, dans le canal Albert, à Lummen », et le « Jardin perpétuellement fleuri » de Mario Airo. Avec en son centre « une fontaine lumineuse (…) car l’eau, dit le père, était devenue avec sa fille une fontaine maléfique ». Il y a Louise – la mère de Stéphane tué au Bataclan – ses courriers à l’Élysée restés sans réponse, la détermination de cette femme, la série de péripéties qui lui font rechercher et rencontrer enfin l’historien Patrick Boucheron, lequel jouera un rôle en la mettant sur la voie des « Nouveaux commanditaires » ; il en sort, pour Stéphane qui était musicien, une œuvre du compositeur Bechara El-Khoury qui sera jouée par la Philharmonie de Paris en 2020. Il y a encore Christophe et Benoît, disparus dans un tragique accident automobile, et les « Obélisques de Chaucenne ». Les commandos d’Afrique et de Provence et le « Pont sans fin », et aussi Pierre Vaux et Jean-Baptiste Petit, accusés à tort au XIXe siècle d’un incendie, et la sculpture d’Anita Molinero, devant la mairie de leur village, qui les réhabilite.
Étayant le propos de l’autrice, des références à Gilles Deleuze, Bruno Latour, Ivan Jablonka, et d’autres moins connus. Mais ce n’est pas là l’important, que laisse la lecture une fois le livre refermé. Plutôt la vive petite lueur qui nimbe les prénoms des défunts.
Jérôme Delclos
Les Morts à l’œuvre
Vinciane Despret
La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 165 pages, 20,50 €
Essais Le mort saisit le vif
mars 2023 | Le Matricule des Anges n°241
| par
Jérôme Delclos
Il y a des morts qui ne passent pas. Que faire, demande la philosophe Vinciane Despret, de leur « insistance » ? Des œuvres d’art.
Un livre
Le mort saisit le vif
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°241
, mars 2023.