La mélancolie, étymologiquement bile noire, qu’elle ait une connotation poétique ou médicale n’ouvre pas les mêmes portes. Léo Ferré, la convoque, la loue, alors qu’elle effraie les psychiatres. Trouble de l’humeur, maladie mentale, associée à la dépression et à un dégoût de vivre, elle peut mener au suicide.
Mélancoliques le sont ici ; l’écrin de neige qui enchâsse la clinique psychiatrique de ce coin montagneux, la période qui voit la chute du nazisme, la découverte des camps, l’holocauste nucléaire, le héros du roman, Nicolas, jeune psychiatre français d’origine juive, ainsi que de très nombreux malades. La clinique est réputée pour l’humanité de ses méthodes ; psychanalyse, art-thérapie, hypnose… même si l’on y utilise aussi les électrochocs. Anna, l’épouse de Nicolas ne supporte pas ce huis clos hitchcockien, part travailler avec des scientifiques à Genève, en ramène les lumières d’une modernité innovante, mais soumise à caution. Nicolas, lui, s’encastre dans son cerveau et celui des souffrants, fume énormément et croit à la guérison par la parole. Les pathologies effrayantes de ses patients portent en commun un rapport à la culpabilité et au mal, qui engendre yodels, cris et danses macabres. Comment une faute morale peut s’emparer, désorganiser, désarticuler tout un être, corps et esprit, le conduisant à des conduites si aberrantes ? « Nous sommes tous coupables. Il faut que les États-Unis arrêtent. Il y a eu Hiroshima et Nagasaki, qui sait quelles seront les prochaines cibles. Il y aura toujours une cible. Jusqu’à ce qu’on finisse une bonne fois pour toutes avec le mal. Jusqu’à ce qu’on en finisse avec nous-mêmes. Ça ne va pas tarder. Et ce sera un accident. Quel dommage. »
Mary, secrétaire dans le désert de Los Alamos, où furent conçues les bombes frappant Hiroshima et Nagasaki souffre d’« Episodes maniaques avec apparition de névroses alternant avec de la mélancolie profonde. Des jours et des jours à crier seule entre quatre murs comme une forcenée. Les doigts déchiquetés. » L’Anglais de la RAF, bardé de médaille est lui victime de tremblements qui ne cessent que lorsqu’il évoque son courage. Traité par hypnose, il avoue que face à l’ennemi, il s’est volontairement éjecté en parachute. Un Français en fauteuil roulant au corps sans jambes et à l’humour corrosif…
Nicolas sombrera chaque jour un peu plus dans la dépression, son couple battant de l’aile, son histoire familiale remontant à la surface, de plus, n’avait-il pas vécu à Vichy pendant la guerre ? Enfin, ses pratiques thérapeutiques seront remises en cause par l’introduction d’une nouvelle molécule miracle, éternel combat de la psychanalyse et de la chimie. Il finira même par voir dans la forêt un enfant étrange, échappé des visions d’un de ses patients. Nous frôlons là le chtonien avec l’irruption des divinités de l’Enfer et le conte moyenâgeux, ourlé d’onirisme et de fantastique.
À la lecture de ses lignes, ce roman pourrait s’avérer plombant. Il n’en est rien : la polyphonie qui en émane, les dialogues vifs et pertinents, l’ambition du sujet, l’écriture fluide, les rythmes alternant lenteur extrême et accélérations modulées, les différents genres passant tour à tour du réalisme au métaphysique, de l’étude de mœurs au condensé historique, de l’intime au couple, du couple à la communauté psychiatrique, de la folie individuelle à celle collective, le rapport compacté passé-présent-futur qui engendre le clinquant d’une modernité annoncée en secoue la gravité et ses poussières anxiogènes. Quant à la traduction opérée dans un atelier à huit mains dirigé par Mélanie Fusaro (cf. Lmda N°243), elle se révèle lumineuse.
« Apparemment, vous n’allez pas ouvrir la bouche pour discuter de votre cosmogonie. Mais moi, je sais, en regardant chacun des médecins de ce Centre, quels sont ceux qui croient en Dieu et ceux qui n’y croient pas. C’est dans le regard. Je ne dis pas qu’ils sont meilleurs ou pires. Il y a ceux qui en ont besoin et ceux qui n’en ont pas besoin. J’admire ceux qui n’ont pas de Dieu et fument leurs cigarettes. J’envie leur arrogance. »
Antônio Xerxenesky, né en 1984 à Porto Alegre, s’ébroue étonnamment et avec brio dans l’Histoire européenne de l’après-guerre, les débats philosophiques et le cerveau des humains. Pour rédiger cet ouvrage, il fut accueilli en résidence dans le canton de Vaud. Auteur de trois précédents romans, dont Avaler le sable (Asphalte, 2015), western opposant deux familles et F (Asphalte, 2016) dans lequel une tueuse à gages poursuit Orson Welles, il a également traduit Enrique Vila-Matas et Adolfo Bioy Casares. Antônio Xerxenesky, l’étoffe d’un grand !
Dominique Aussenac
Une tristesse infinie
Antônio Xerxenesky
Traduit du portugais (Brésil) par Mélanie Fusaro
Asphalte, 274 pages, 22 €
Domaine étranger La nef des fous
juin 2023 | Le Matricule des Anges n°244
| par
Dominique Aussenac
Avec Une infinie tristesse, le Brésilien Antônio Xerxenesky investit un asile suisse juste après la Seconde Guerre mondiale, s’interrogeant sur la responsabilité, la culpabilité et le mal.
Un livre
La nef des fous
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°244
, juin 2023.