Chantre du libéralisme politique et économique, l’Américaine Ayn Rand, romancière et philosophe, avait une connaissance chevillée au corps de son contraire : le communisme. Née en 1905 à Saint-Pétersbourg, elle vécut la révolution bolchevique de plein fouet, avant de pouvoir s’échapper vers des cieux plus cléments.
En quelque sorte roman d’une autobiographie intellectuelle, mais dans le cadre d’une fiction, Nous les vivants présente une héroïne courageuse et entreprenante, confrontée à la dictature collectiviste, dans un duel inégal : « l’Homme versus l’État ». La valeur de la vie humaine est sans cesse réaffirmée par les personnages les plus sensés, y compris ceux envoyés en Sibérie pour y être emprisonnés, pour y mourir. L’on a compris qu’au-delà de ce cadre historique, l’auteure fonde un apologue efficace à l’encontre de toute tyrannie.
Dans la Russie soviétique des années 1920, après cinq ans d’exil en Crimée, une jeune fille, Kira Argounova, revient avec sa famille spoliée au nom du peuple, à ce qui est devenu Petrograd, puis Leningrad. Personnalité insolite, presque masculine, elle étudie pour devenir ingénieure. Mais dans le « conseil des étudiants », un membre du parti communiste prétend que « la science est une arme de la lutte des classes ». Pour le moment, il regarde les autres « avec une tolérance mortelle »…
Celle qui rêve de construire « un gratte-ciel en verre » est confronté à deux jeunes hommes fort troublants : Andrei, le communiste et Léo, l’aristocrate. Une tentative de fuir le pays par bateau avec Léo se solde par un échec. Heureusement ils bénéficient de la protection d’Andrei et de son supérieur Pavel. Jusqu’à quand ?
Un sens du réalisme aigu anime les péripéties dramatiques ; le tableau de société ne cache rien de la pauvreté sordide, du froid, de la bêtise de l’idéologie prolétarienne, de la violence totalitaire. Il faut être membre du parti pour tirer quelques bénéfices du régime, « l’automédication politique » est obligatoire, l’on travaille dans des administrations propagandistes et pléthoriques « pour le rapprochement de la ville et de la campagne », alors que règne la « pénurie de blé ». Les volontés sont brisées. Car « L’État soviétique ne reconnaît aucune vie à part celle de toute une classe sociale ». Cependant Kira sait affirmer : « quiconque place sa plus haute conviction au-dessus du plus haut de lui-même n’a pas grande estime pour lui-même et pour sa vie ». L’épuration des socialement indésirables frappe Kira et Léo. Le trio amoureux n’est pas en faveur de Léo, enrichi par le marché noir, tombé dans l’alcoolisme, alors qu’Andrei soutient jusqu’au bout Kira, tout en reniant son engagement politique au péril de sa vie. Nous laisserons le lecteur découvrir la fin tragique et blanche de l’héroïne…
La fresque est constamment palpitante et pathétique, émouvante, alors que la satire mordante accuse les thuriféraires du « matérialisme historique », la servitude volontaire d’une cohorte de fonctionnaires, de policiers, de commissaires du peuple, d’employés zélés et finalement opprimés. Si Nous les vivants eut très vite un beau succès, la critique américaine lui reprocha son antisoviétisme. Un comble ! Ayn Rand n’a pas en France l’immense réputation qu’elle mérite et dont elle bénéficie aux États-Unis. Ses détracteurs parleront de romans à thèse. Certes, mais ce serait réducteur tant la vigueur romanesque ne faillit jamais ; alors que ce premier opus, publié en 1936, permet de reconstituer la trilogie, qui se développe avec une puissance croissante, de La Source vive à La Grève, romans d’un architecte puis d’un trio d’entrepreneurs des chemins de fer.
Thierry Guinhut
Nous les vivants
Ayn Rand
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Elizabeth Luc
Les Belles Lettres, 608 pages, 23,90 €
Domaine étranger Gloire à l’individu
juin 2023 | Le Matricule des Anges n°244
| par
Thierry Guinhut
Vivre en dépit de la tyrannie : un tableau de la société soviétique par Ayn Rand.
Un livre
Gloire à l’individu
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°244
, juin 2023.