Sous l’extrême tension du vers, c’est toujours la même force scripturale, la même écriture corporelle, la même quête de la vérité toujours dérobée du vivre que nous retrouvons dans le nouveau livre d’Esther Tellermann. Se présentant sous l’aspect d’une longue séquence de 109 poèmes qui n’en forment qu’un, Ciel sans prise s’ouvre sur un lieu de repli, le refuge d’une chambre aux persiennes closes, l’espace resserré d’une intimité à vif. Mais ce lieu hautement symbolique parce que synonyme de douceurs charnelles, d’indécence palpable, de peaux nues, d’intensités désordonnées, de rêves aussi, est ici une geôle de solitude et de silence, un site, un seuil d’où faire face à l’absence de l’autre, et à travers celui-ci à l’échec de l’échange amoureux. « Votre absence / fut pierre / muette / ou / me dénude / ou / me dérobe / le milieu. »
Cet autre, elle va le réinventer par rafales de souvenirs, résurrections éphémères, ajointements de fragments, modulation de réalités provisoires qui sont autant de levées de parole faisant du poème le témoin d’un présent fracturé par le brut d’un réel que caractérise ce qui palpite au cœur d’un monde irradié par l’absence. Chaque poème, dans sa ténuité, son expression réduite à peu de mots, regorge d’existence comme condensée dans une matière, un geste, une promesse, une odeur. « Je vous réinventais / fenêtres closes / sans mot / qu’un été fixe / avec le seul / espoir / du jour qui / n’épuise / l’aube / et les jardins. »
Le poème restitue autant qu’il recueille « des miettes de vous », les « saisons glissées », les nuits inquiètes, la soif, l’amuïssement des certitudes. Il s’agit de donner sens à des fragments du vivre, de les retenir grâce à au pouvoir de la langue, d’aller à contre-oubli, de tenir dans la proximité ce qui fut, d’ineffacer, de conserver la trace d’un parcours, car l’amour ne se dit pas, relève plutôt d’un cheminement tortueux, de la rencontre de deux corps et d’un geste qui prend le risque de l’autre, d’un autre qui n’est pas un mais multiple. « Toi / personne d’autre / un ciel défriché / sans prise / qu’un dedans / un feuillet / ravin ou désert » ; « J’étais votre / broussaille / un récif une ombre. »
Cette création très particulière qu’est l’amour entre deux êtres se réjouissant d’une relation qui – au-delà de l’illusion d’unité, d’harmonie et de stabilité – peut ouvrir à des bords jusque-là inconnus, Esther Tellermann la revisite avec les trous de la mémoire et la conscience de la non-continuité entre le réel et l’univers du désir. Et sous les souvenirs et la réalité de l’absence, devient vite évident qu’à leur corps défendant, les deux sujets de l’amour se parlent en langue étrangère, que l’amour comme voie vers l’immense, l’absolu, l’infini est une vaste blague. « Peu à peu votre / énigme / s’éteint / votre odeur / m’abandonne. / Je veux que reste / partie de votre / salive. / Hier se superpose / tandis que les mondes / chancellent / je cherche encore / la langue où / vous dire. »
En effet, dans quelle langue dire ce qui, au cœur de tout accord, est germe de dissonance, ce qui s’obstine à luire dans le rien, qui n’est que « l’au-delà de / la forme ». Ce qui continue à bruire dans le manque, à vibrer dans les voix disparues. Comment donner corps, en langue, à l’étrangeté de l’autre, à « celui qui ne fut / à qui je parle » ? Comment faire voisiner l’être et le non-être, rendre audible une voix qui contient le cri et le silence ? À ces questions Esther Tellermann répond en faisant de la torsion de la langue, du désaccord syntaxique et de la syncope rythmique, le lieu d’articulation de l’innommable. En bousculant aussi la chronologie, en détruisant, par un emploi audacieux des temps verbaux, l’opposition entre le passé et l’avenir – « un jour vos mains / sont / broussailles / brûleront le chagrin » –, en se jouant des frontières entre le Même et l’Autre. « Je serai / vous / celui qui fut / à qui je parle / Ou / qui ne fut pas / mais demeure / dans les couchants / au front des anges / entre les paupières / avec qui je / désapprends / et m’enivre. » C’est tout l’humain qui se déploie à travers chaque pronom personnel, autant que les voix qui se sont tues mais qui continuent de nous parler, faisant du poème, un tombeau, un lieu de mémoire et pourquoi pas d’espoir. « Voilà. / tout finit et / commence si nous / savons recueillir / les plaintes / les échos / des vieux dieux / au centre / des ouragans. »
Richard Blin
Ciel sans prise
Esther Tellermann
Unes, 128 pages, 20 €
Poésie Élégie circonscrite
juin 2023 | Le Matricule des Anges n°244
| par
Richard Blin
En mêlant le désordre du désir au fracas des souvenirs et à la violence du manque, Esther Tellermann met en mots ce qui s’effrite et s’effeuille inexorablement dans toute relation amoureuse.
Un livre
Élégie circonscrite
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°244
, juin 2023.