Préférer l’irrationnel au rationnel, l’invisible au visible, quelle folie ! Pourtant, nombreux sont les penseurs, les écrivains, à fantasmer, sinon à percevoir, le paranormal et l’au-delà. Partons, avec Sylvain Ledda, directeur et préfacier de cet insolite Cahier de L’Herne, collection habituée aux études monographiques sur des auteurs, à la découverte d’une « culture à contre-courant ». Pourquoi le sceptique peut-il néanmoins s’intéresser à une telle myriade de fantaisies occultes ?
La suggestive formule de Gérard de Nerval, au début d’Aurélia, en 1855, est le sésame de cet ouvrage : « les portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ». Il faut alors choisir la voie de l’initiation, ou subir la folie, comme le poète. Son siècle, positivisme et scientiste, a son envers, celui des songes, des spiritualités venues de Dante et de Swedenborg, de l’hermétisme et de la mystique, irrigués par l’orphisme ou l’Apocalypse de Jean. Victor Hugo fait tourner les tables du spiritisme et entend parler les morts : Dante ou Napoléon empruntent le style emphatique de l’auteur des Contemplations, dont les vers chuchotent avec les défunts, via l’hypnagogie. L’on devine qu’à cette sincère passion s’associe un charlatanisme éhonté. La photographie n’échappe pas aux trucages fantomatiques. Toute la première partie de notre ouvrage embrasse la vogue surabondante des manifestations spirites.
Au XXe siècle, la pérennité du fantastique est patente avec Le Matin des magiciens de Louis Pauwels, qui fit en 1960 grand bruit. Le retour du religieux et le goût de l’occultisme s’acoquinent avec des sectes, des fins idéologiques dangereuses. Aujourd’hui Internet permettrait-il aux défunts communiquer avec leurs proches ?
Les scientifiques lorgnent les régions occultes, en témoignent l’alchimie et le vitalisme qui ont fait long feu, sans compter les fantaisistes, comme Mesmer, qui prétendit au « magnétisme animal », à la « circulation de l’énergie vitale ». L’astrologie fascine depuis les Anciens, mais elle figure dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert avec l’objectivité historique requise, dénonçant les superstitions.
Des Lumières aux romantiques, des plus rigoureux scientifiques aux illuminés du XIXe siècle, ce Cahier de L’Herne brasse large. Du symbolisme et de la magie dans la partie centrale du volume aux « mystères individuels et collectifs » qui referment le triptyque, le frisson de l’initié voisine avec l’analyse de la fiction.
Le cabinet de curiosité de l’esprit humain s’enrichit des vertigineux mystères de l’univers. Si ce Cahier ne nous convainc pas de confier sa vie aux mondes invisibles, il nous guide vers les capacités imaginatives de maints esprits, écrivains et poètes, pas si inactuelles. D’autant que les grandes peurs, d’antan et d’aujourd’hui, climatiques, sanitaires ou nées des conflits, peuvent ranimer le recours à l’occultisme et à l’ésotérisme. Le regain d’intérêt, cette fois féministe, pour les sorcières n’en est-il pas la preuve…
Historiens, sociologues, anthropologues, philosophes et chercheurs en littérature, les auteurs ne sont en rien des crédules. Leur champ d’investigation, entre 1750 et 1960, est couvert au moyen d’une démarche descriptive et analytique, montrant combien ces terrains oniriques ont infusé la création. Ainsi, des inédits, des raretés émaillent ce Cahier : Dom Calmet et ses « Raisonnements sur les vampires », Joséphin Péladan maître de l’« Ordre kabbalistique de la Rose-Croix ». Remarquons la nocturne sobriété de la couverture : elle cache un motif invisible que seul un QR code permet de découvrir…
Thierry Guinhut
Mondes invisibles
Cahier dirigé par Sylvain Ledda
L’Herne, 280 pages, 33 €
Essais Zones d’ombre
juillet 2023 | Le Matricule des Anges n°245
| par
Thierry Guinhut
Des Lumières au XXe siècle, spiritisme, au-delà, occultisme, affolent les consciences et les Lettres.
Un livre
Zones d’ombre
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°245
, juillet 2023.