Qu’apprendre de ses élèves là où on ne les attendait pas ? Qu’entendre d’un « léger désordre » et d’un mot a priori sans rapport avec la consigne énoncée ? Comment apprendre à lire et à respirer dans l’étroitesse d’une salle de classe d’un lycée de Stains en région parisienne ? Après avoir publié sa thèse sur Beckett, Guillaume Gesvret élabore dans ce deuxième livre une pédagogie du hors-sujet à travers une pratique de la lecture qui accueillerait toutes les possibilités de vie, interruptions, prises de parole et apparentes distractions. Entre essai poétique et enquête sensible, ressources philosophiques, littéraires et artistiques, le professeur de lettres apprend en écoutant, en lisant, en parlant et en écrivant. Il s’inspire du cinéma expérimental et de la performance pour transformer l’exercice traditionnellement linéaire de la lecture et y trouver de nouvelles formes d’attention. Dans les sillons de Deleuze, Gesvret invente des rapports poétiques à la pédagogie, faisant naître – avec beaucoup d’humilité – des coïncidences et des œuvres au sein d’un lieu largement désœuvré d’horizons et de rencontres. Avec Un léger désordre, la relève des éditions Corti (l’éditeur historique de En lisant, en écrivant de Gracq) inaugure « penser/situer », une nouvelle collection, théorique et engagée. Rafraîchissant et vivifiant comme un bain dans une mer agitée.
Gesvret envisage sa nouvelle pédagogie par une « recherche tâtonnante des conditions d’une prise de parole ». Tout ce qui se situe en dehors et qui déraille, « dans une classe : cette mise en ordre vouée au désordre, et au hors-sujet imprévu » n’est plus sujet d’inquiétudes, mais des (re)trouvailles : les « effractions, après coup si nourrissantes ». À la consigne d’écriture (inspirée des ateliers d’écriture de François Bon) d’extraire un détail inhabituel de leur parcours quotidien, l’élève Farah répond : « mais on est entourés de grillages, en fait ». Comment alors relancer, poursuivre l’association face à l’implacabilité du réel ? En faisant de chaque lecture « un désir », « un désir de dire, une possibilité de s’adresser », un appel à respirer : « du dehors ou j’étouffe ».
Gesvret navigue entre les mots et la pratique, l’éloignement et la coïncidence : « lire, c’est encore trahir la trame du lieu où l’on est tombé ». Ce qui le fait mettre en rapport le vers des Illuminations de Rimbaud : « Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte » avec « il y a un grillage au bord du chemin ». Associer quand tout semblait pétrifié.
Avec Straub, Huillet et Duras cinéaste, et son méconnu mais très beau film Les Mains négatives, l’écrivain poursuit son excursion par l’expérience de « la lecture désynchronisée », quand son et image se décollent et ne correspondent plus. Lire à partir d’un « monde de signes qui déraillent, et où nos corps se trouvent impliqués ». Il imagine une pratique de la lecture avec « attention furtive et créatrice », puisant également dans les happenings de l’artiste Allan Kaprow pour favoriser la lecture performative : « l’expérience d’imprégnation réciproque de l’art et de la vie ».
Ce que nous enseigne enfin Gesvret, avec Deleuze toujours, c’est le « mouvement d’apprendre » ou l’« aventure de l’involontaire ». Cela vaut pour l’élève, « le lecteur-nageur-apprenti », apprendre à lire, c’est apprendre à nager, à « faire avec ce qui tourne » (l’interruption, la vague). Apprendre à lire comme on se jette à l’eau, avec à l’esprit l’implacable syllogisme de Bergson : « Si vous n’aviez jamais vu un homme nager, vous me diriez peut-être que nager est chose impossible, attendu que, pour apprendre à nager, il faudrait recommencer par se tenir sur l’eau, et par conséquent savoir nager déjà. »
Flora Moricet
Un léger désordre
Guillaume Gesvret
Corti, 150 pages, 18 €
Domaine français En lisant, en parlant, en nageant
juillet 2023 | Le Matricule des Anges n°245
| par
Flora Moricet
Un professeur de lettres en Seine-Saint-Denis réhabilite le hors-sujet et transforme les plus surprenantes prises de parole de ses élèves en une joyeuse « expérience adressée ».
Un livre
En lisant, en parlant, en nageant
Par
Flora Moricet
Le Matricule des Anges n°245
, juillet 2023.