L’Échiquier a son centre, page 104, dans un souvenir d’enfance : Jean-Philippe Toussaint découvrant à 7 ans « la marche du Cavalier (…) seule pièce de l’échiquier qui pouvait sauter les obstacles ». Cette pièce redoutable parce que mobile et rapide donne au livre son allure au sens où l’entendait Montaigne, homme de cheval : « J’ayme l’alleure poétique, à sauts et à gambades ». Sauts et gambades pour la combinaison autobiographique – le genre est revendiqué – de Toussaint : sa vie en 64 chapitres ou « cases » comme aux échecs.
Par parenthèse, même s’il ne le dit pas, c’est à 64 ans que l’auteur écrit ce livre qui évoque tôt Fellini, au même âge, se demandant « ce qu’éprouve et ce que pense quelqu’un qui a soixante-quatre ans ». Plus loin, on retrouvera Fellini « inquiet, égaré, désorienté » sur le tournage de Huit et demi. Au bord de renoncer, lui s’élance : « je ferai mon film avec l’histoire d’un réalisateur de films qui ne sait plus ce qu’était le film qu’il voulait faire ». Exemplairement la méthode de Toussaint dans L’Échiquier, dont l’écriture débute en mars 2020. L’incipit part de là : « J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement » (osons dire une Défense Nimzowitsch, les Noirs répondant à 1.e4 par Cc6). À annoter sa vie – « une conjonction de hasards et de destinée » – l’auteur, se débattant dans une partie à l’aveugle, s’y confronte à l’impossible même de l’écriture autobiographique : se dire en même temps qu’elle se fait. Pour tenter de sauver une logique de la vie en dépit de son essence « illogique », scandale de tous les instants pour le taciturne Arthur Youssopov, champion d’échecs dont Toussaint dresse le beau portrait.
En bref, L’Échiquier est complexe. Non pas à la manière oulipienne – si contrainte il y a, elle reste légère. Mais complexe comme le sont une existence, la mémoire et l’oubli, des rencontres en « fragiles silhouettes furtives et émouvantes », les souvenirs heureux, malheureux, et ce que c’est pour un écrivain dans son automne que de saisir d’où il vient – « un parcours vers les origines » – en réalisant se tenir là, éberlué d’avoir dans son dos l’enfance, l’adolescence, ses débuts, et devant lui l’horizon déjà de la vieillesse. Et de la mort, très présente à travers celles d’amis dès l’époque du lycée. « Je voulais que ce livre traite autant des ouvertures que des fins de partie. » Plus, pour le romancier confirmé, assumer de « voir le sujet de son livre se dérober à soi, se faufiler comme une anguille et nous fuir entre les doigts ». À quoi la marche du Cavalier, son biais, convient au mieux. De côté, comme les chevaux ont les yeux et des mouvements qui désarçonnent.
Les chapitres sont à prendre comme des diagrammes de positions, des notations de parties, « blitz » ou longues. Du mémorable ? Si l’on nomme ainsi la matière pauvre, souvent trouée, douteuse, du souvenir en noir et blanc. Soudain, deux coups : Toussaint se réjouissant en égoïste à l’annonce du confinement (il écrira le matin, l’après-midi se consacrera à sa traduction du Joueur d’échecs de Zweig), sa femme Madeleine le cloue d’une réplique et le mate de son silence. Sublime, le récit de leur rencontre quarante ans plus tôt – case 61. Avec sa fille Anna, le bon papa s’improvise comiquement télé-médecin, prescrit non sans aplomb « du paracétamol ».
L’autobiographie réussie est toujours romanesque. La folie furieuse des échecs avec Gilles Andruet, grand maître international bien allumé, à l’occasion roublard martingaliste de casino ; plus profond dans le temps, « Frédéric Lehrer », fils d’un « barbouze » de son vrai nom « Lehman », sa mort tragique alors qu’il rejoint enfin ce père absent, et le mystère, dans ce pensionnat à la Modiano, autour du professeur « François Duprat » aux activités troubles « au sein de l’extrême droite française au début des années 1970 ». Mais c’est vers son propre père que revient d’abord Toussaint, ce père journaliste qui le battait aux échecs. Et qui, jaloux et aimant, ne réalisa que tard son rêve de devenir un écrivain… par procuration dans son fils. De ce fatras comme de Mon Système d’Aaron Nimzowitsch (un classique de la littérature des échecs), il sort « une méthode qui dépasse le cadre strictement échiquéen pour prendre une dimension d’utopie poétique ». Belle partie à rejouer, crayon en main.
Jérôme Delclos
L’Échiquier
Jean-Philippe Toussaint
Éditions de Minuit, 244 pages, 20 €
Domaine français À sauts et à gambades
septembre 2023 | Le Matricule des Anges n°246
| par
Jérôme Delclos
Le jeu d’échecs comme blason pour un livre cavalier. Audacieuse, une partie de maître, par Jean-Philippe Toussaint.
Un livre
À sauts et à gambades
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°246
, septembre 2023.