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Domaine français Éclairer tout l’obscur

septembre 2023 | Le Matricule des Anges n°246 | par Flora Moricet

« C’est quoi exactement un monstre ? » : Neige Sinno fait de son expérience personnelle de l’abjection, du pire, « une quête de vérité » tournée vers nous toutes et tous. Un texte d’une très grande ampleur.

Triste tigre

Neige Sinno a été violée pendant sept années entre son enfance et son adolescence par son beau-père, parfois tous les jours. Devenue adulte, la jeune femme parle et porte plainte non pas pour se libérer, écrit-elle, mais « pour protéger les autres », ses demi-frère et sœur dans un premier temps. Lors du procès qu’elle choisit de rendre public, son violeur n’a pas nié les faits – cas rare dans ce contexte d’une parole contre une autre –, il déclare pour sa défense n’avoir eu aucun autre moyen de rentrer en lien avec la petite fille qui ne l’aimait pas en retour. Reconnu coupable, il est condamné à neuf ans de prison sans obligation de soins, sa peine est réduite à cinq ans pour conduite exemplaire. Vingt ans la séparent de ce procès lorsque la romancière et traductrice qui vit depuis plusieurs années au Mexique écrit ce qu’elle revendique comme « un témoignage », « un petit mémoire » avec toute l’humilité qui la caractérise. Une production littéraire donc, nourrie de littérature anglo-saxonne et sud-américaine, de contes, d’art, d’anthropologie et d’histoire…, « mais pas de grande littérature »
Aucun doute que ce troisième livre en soit de la grande littérature, mais qu’importe la désignation, c’est la façon dont Neige Sinno parvient à se saisir de cet événement et d’absolument tout ce qui l’entoure qui est prodigieuse. Triste tigre est un livre polyphonique d’une intelligence rare et généreuse, écrit pour « l’armée des ombres », à la place de toutes les victimes – celles qui n’ont pas la parole –, une tentative obstinée de comprendre ce mal qui nous constitue toutes et tous car « tant qu’un enfant sur terre vivra cela, ce ne sera jamais fini, pour aucun d’entre nous ». 
Ce n’est pas facile d’écrire sur Triste tigre, non parce que le livre est bouleversant – il l’est bien sûr, et il faut d’emblée le préciser, très peu d’images sont d’ailleurs données à voir de cette « extrême violence sans violence » –, c’est difficile parce que Neige Sinno a une vue et une attention à 360 degrés, elle ne laisse aucun angle mort. Tous les points de vue sont envisagés, pas seulement celui si énigmatique et « fascinant » de son agresseur (en ouverture du livre, elle se demande ce qui se passe dans la tête d’un homme qui se retrouve seul dans une pièce avec un enfant et lui met son sexe en érection dans la bouche faisant « en sorte qu’il ouvre grand la bouche »), mais aussi celui de sa mère, des voisins du village, des témoins de l’accusé et de la victime coincés ensemble dans la même pièce lors du procès… Avec pour horizon cette question obsédante reprise du poème de William Blake adressée au tigre : « Celui qui créa l’agneau t’a-t-il fait aussi ? » Comment comprendre et considérer l’autre, le prédateur, à la fois « monstre » et semblable ? Un titre qui trouve une autre filiation avec le livre de Margaux Fragoso sur les violences sexuelles, Tiger, tiger (2011) et « Tres tristes tigres » est un jeu de sonorités connu en espagnol. À l’image du poème de Blake, Neige Sinno pose de très nombreuses questions dont la seule succession suffit à respirer à nouveau et à répondre à ce silence séculaire sur l’analyse du viol, objet d’une sidérante « absence de matière philosophique »*. Du félin, elle aura admirablement détourné l’agilité et la vivacité pour penser, se déplaçant de « fragiles hypothèses » en courageuses suppositions (notamment lorsque son beau-père oppose pour se défendre des forces quasi tragiques irrésistibles : « (…) le viol l’a fait. Et, si on va au bout de ce raisonnement, moi aussi je l’ai fait, lui. »). Une clairvoyance qui progresse jusque dans la conscience des limites d’une vérité personnelle incapable d’équivalence : « Mais ce qui est vrai pour moi ne l’est pas pour d’autres ».
Reprenant le passage d’une nouvelle de l’écrivain mexicain Antonio Ortuño dans laquelle le narrateur enfant surprend une petite fille en train de se faire abuser, laquelle lui fait promettre d’écrire plus tard ce qu’il a vu, celle qui affirme n’écrire « pas volontiers dans cette forme autobiographique » regrette de n’avoir pu être à la juste et précieuse place de témoin : « être simplement quelqu’un qui a vu quelque chose ». Empreintes étrangement d’une certaine délicatesse, les phrases précises de Triste tigre rendent compte de la complexité et de l’ambivalence peut-être inattendue d’une telle expérience à l’extrême limite de la pensée : « la première fois que je me trouvais dans ce pays obscur sans savoir de quel côté aller, tous les sens en éveil, et ma vie menacée dans une intensité maximale, tout en m’apparaissant comme fragile, m’était révélée dans sa lumineuse singularité  ». Il n’y a plus de frontières : « c’est un monde où bourreau et victime sont réunis. Je crois que ce sont les mêmes ténèbres, ou presque les mêmes. »
Rien n’échappe à cet inceste, jusque dans son écriture construite – par-delà toutes les fictions qu’elle a lues pendant son enfance et son adolescence – à partir de cette « haine » et de « la duplicité du langage et du silence » de son violeur. Si la vérité n’est finalement « nulle part », ni même dans le langage, la chercher « jusqu’au bout » reste pour la petite fille et la femme devenue mère une question de survie et de pouvoir. Car même si « la littérature ne (l’)a pas sauvée », écrire c’est toujours produire du sens, et le sens, c’est du pouvoir, écrit-elle avec David Foster Wallace. Triste tigre cède peu à peu la place à une première personne collective et solidaire : « Nous défaisons la trame du silence avec nos petites mains », et soulève une magnifique question politique qui dépasse la seule consolation : « Comment transcender le mal dans la douceur et non dans un nouveau mal ? Et comment faire pour que cette douceur nous importe, nous fascine autant que le côté obscur ? »

Flora Moricet

* On pense au très beau sujet de la thèse ina- chevée de Tal Piterbraut-Merx (qui a publié Outrages chez Blast, victime d’inceste et qui s’est suicidé.e en 2021) sur les relations de domination adultes-enfants comme point aveugle dans la philosophie contemporaine.

Triste tigre
Neige Sinno
P.O.L, 288 pages, 20

Éclairer tout l’obscur Par Flora Moricet
Le Matricule des Anges n°246 , septembre 2023.
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