Jean Carrere a été reporter de guerre, en est sorti sur les rotules. Tout comme « Charles Salem » le narrateur de Perdre, premier roman. Dans le livre, neuf parties en italique, souvenirs de guerre, scandent la narration d’un road-trip en Asie. Un passé qui hante le personnage principal du roman « cynique et désabusé », dit le dossier de presse. Mais c’est peut-être surtout Carrere qui se confie tout bas, et pas en cynique. Parce que tout de même la voix dans ces pages émouvantes et lucides rompt d’avec celle de Salem racontant sa virée dézinguée en Asie pour retrouver, avec une petite équipe de bras cassés, le gosse d’un pote. Dans les italiques, quelque chose alors comme le paiement d’une dette de l’auteur à son ancien job et à tous les vaincus de l’Histoire, plutôt que des flashs du looser qui cause et chancelle dans ce roman gonzo (Hunter S. Thompson est en épigraphe et Las Vegas Parano mentionné à mi-livre). Mais qui lui aussi, ce Charles Salem, a démissionné du journalisme où il aura appris la mélancolie et l’alcoolisme, et en effet un certain cynisme mais qui cache mal les plaies ouvertes. Autant dire que dans ce micmac, le « je » qui parle est tout sauf un narrateur digne de confiance.
Mais à la saison de la junk food en couleurs vives sur les tables des libraires – septembre ! – on apprécie de déguster du trash maison, en purée très noire avec des grumeaux. Il fallait l’oser, Allia Akbar ! La première page, premier des flash-back vers la guerre, donne le ton du désenchantement. « Alep, Syrie » : le jeune reporter partage un abri avec un autochtone. « J’imagine qu’il doit avoir mon âge, que tout ce que je ressens est insignifiant comparé au bordel que ça doit être pour lui. » Échange de sourires : la belle fraternité des civils sous les bombes, songe le narrateur soudain oublieux de sa trouille. « Il s’avance vers moi, pose une main sur mon épaule, me regarde droit dans les yeux et, très sérieux, me dit : “You look Justin Bieber”. » Jean Carrere ou Charles Salem ? Ce genre d’anecdotes ne s’invente pas – du vécu.
Ça enchaîne aussi sec sur l’Asie du Sud-Est : « C’est facile de perdre. Il y a une semaine j’avais une copine, un boulot et un appart. Maintenant, je suis sans les trois à m’examiner dans les toilettes dégueulasses à la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge ». Le lecteur sait que ça va être la merde. Il ne sera pas déçu, elle gicle à pleins tuyaux. Entre l’alcool, les drogues, les « putes à crack », les arnaques dont sont victimes les personnages ou celles qu’ils fomentent (voler une statue de Bouddha), la baise pathétique, les galères de fric, la tristesse infinie que dégage un sinistre centre médical tenu par une ONG, une très belle femme mais manchote, et la crasse, il faut une sacrée dose d’humour et de style à Carrere pour parvenir à ne pas nous lasser, et à nous servir sans se casser la gueule un épisode très enlevé des Pieds Nickelés mais scénarisé par Crumb ou Bukowski. Un peu comme dans le cultissime Diarrhée au Mexique de Bienvenu Merino (Atelier du Gué, 2012), on est souvent aux gogues, un décor sous-exploité par la littérature. « C’est atroce, je n’ai rien bouffé depuis des jours, une bile acide se déverse dans les chiottes. C’est mieux que de choper la tourista ceci dit. » Ou alors sous la douche, devant un lavabo fêlé, lors des lendemains de cuite ou des descentes de dope. « Une pute entre en trombe dans la salle de bains, m’attrape par les épaules, me secoue, me gueule dessus en khmer. » L’histoire est plutôt bien tournée, et avec un happy end, sans quoi on chialerait.
Les incises ou interpolations en italique, Libye, Syrie, Irak, etc., sont du calibre de la meilleure littérature de témoignage de guerre, disons Svetlana Alexievitch et ses Cercueils de zinc. Carrere a-t-il hésité à en faire un livre, a-t-il choisi in fine de plutôt les intégrer à un roman, par pudeur ? À leur lumière, le titre s’éclaire un peu mieux : devant l’arrogance des vainqueurs (ainsi de ces soldats américains à « Tikrit, Irak », qui maltraitent de façon routinière une pauvre famille de villageois dont un vieillard malade), mieux vaut encore cultiver, pour reprendre l’épigraphe d’Elizabeth Bishop placée au-dessus de celle d’Hunter S. Thompson, « l’art de perdre ». Mais ce livre de guerre, on l’attend et l’espère, le réclame.
Jérôme Delclos
Perdre
Jean Carrere
Allia, 171 pages, 15 €
Domaine français Déroute story
septembre 2023 | Le Matricule des Anges n°246
| par
Jérôme Delclos
Deux en un : du trash en Asie samplé avec les guerres très sales du Proche et du Moyen-Orient. Un mix noir et bien barré.
Un livre
Déroute story
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°246
, septembre 2023.