On sous-estime le drame de l’écrivain bibliomane. Le malheureux endure non pas le vertige de la page blanche mais celui de la noire : une parasitose jaillie de la Bibliothèque, tous les livres qu’il a lus venant se jeter sur ses pages comme une colonie de poux sur les cheveux d’un gosse. Les traitements n’y font rien, le peigne à ratisser les lentes laisse encore passer entre ses dents de vivants intrus montés sur ressorts, et qui ont les crocs. Il faut, pour aimer les romans d’Enrique Vila-Matas, commencer par accepter cet état de siège permanent : si tout a déjà été écrit, autant préférer ne pas le faire et revenir inlassablement au Bartleby de Melville ou au Tristram Shandy de Sterne, présents dans Montevideo parmi d’autres et qui grouillent. Pis encore, et pour ne citer que quelques-uns des pique-assiette qui se disputent le buffet dans le roman de Vila-Matas, à côté de Borges, Kafka, Bolaño, Sebald (des « écrivains de jadis » déplore Vila-Matas, le moule est cassé), les meilleurs personnages de fiction peuvent sembler fades et ennuyeux.
Aussi se gardera-t-on de prendre trop au sérieux le narrateur à la première personne de Montevideo. Vila-Matas lui-même à ses débuts ? C’est d’abord un archétype : l’aspirant-écrivain étranger qui galère, n’écrit pas encore mais l’ambitionne, et fantasme Paris où il débarque en février 1974 avec un appétit à bouffer le monde. Il se rêve en Hemingway, la concurrence est rude : « À Paris, que ce soit bien clair ici, il était très rare de ne pas écrire ». Montparnasse, des bars, des rues culte associées à de grands auteurs, des caves à jazz : un décor de carton-pâte pour le nouveau venu qui déjà, sur le mode bartlebyen, déclare à qui veut l’entendre qu’il a « arrêté d’écrire », à quoi l’on s’étonne : « Mais toi, tu n’écris pas ! » D’où « une poétique consistant à vouloir abandonner l’œuvre avant même qu’elle n’existât », radicalisation de la stratégie des « narrations dans lesquelles délibérément il ne se raconte rien », et où le Barcelonais prétend mais par avance être « devenu un virtuose ».
Simple jeu de l’esprit ? Voire… La suite du roman, très voyageur avec ses six chapitres portant chacun un nom de ville, nous entraîne en des lieux littérarisés. Emblématiquement celui situé dans « La Porte condamnée », une nouvelle de Julio Cortázar qui a inoculé chez son lecteur « une sorte de saudade secrète, une étrange nostalgie d’outre-mer, mélancolie d’un lieu que je n’avais pas connu, dont il ne m’était pas clair que je pourrais y faire un voyage un jour. Ce lieu, c’était Montevideo ». Là – « là » dans le texte de Cortázar où il a posé l’hôtel le Cervantès – est « la chambre 205 » où se trouve « une porte cachée » derrière une armoire, et qui donne sur une pièce inaccessible mais conjecturée, d’où proviennent les pleurs d’un petit enfant et la voix d’une femme qui le console.
Ici, il faudrait pouvoir réemprunter dans le détail tous les détours par des lectures qui conduisent Vila-Matas vers Montevideo : pêle-mêle Barthes, Tabucchi, Auden, Valéry, Rimbaud, Descartes, Calvino, Jean-Michel Geneste l’archéologue du Paléolithique, Bataille, et une légion d’autres et moins connus. Plus, incongru (un comparse de l’auteur qui nous manipule ?), Jean-Pierre Léaud qui occupe dans un autre hôtel la chambre mitoyenne à celle de l’écrivain qui l’entend rire aux éclats, ce qu’au matin l’acteur niera. Et surtout, il y a ces pages denses et brillantes sur une note de Bioy Casares signalant que lui et Cortázar avaient sans le savoir et dans le même temps écrit quasiment la même nouvelle, pour Cortázar « La Porte condamnée ». Toujours est-il que dans le Montevideo réel, Vila-Matas – non, le personnage de Montevideo – enquête sur l’hôtel, le retrouve qui a changé de nom, puis la fameuse chambre 205, l’armoire derrière laquelle entre elle et le mur se trouve incidemment « une valise rouge » oubliée (pleine de livres ?), et qu’il y passe une nuit où se croisent au-delà du concevable « le réel et le fictif », ce qui donne lieu à une continuation ou extrapolation magistrale de la nouvelle de Cortázar.
Ayant refermé ce livre-porte, chacun, chacune, jugera si sa fin révèle ou cache encore sa clé. Reste un roman-valise fantastique, doublé d’un fantastique essai sur la lecture et l’écriture.
Jérôme Delclos
Montevideo
Enrique Vila-Matas
Traduit de l’espagnol par André Gabastou
Actes Sud, 266 pages, 22,50 €
Domaine étranger Le numéro de la valise
septembre 2023 | Le Matricule des Anges n°246
| par
Jérôme Delclos
Avec ce livre comme un tour de passe-passe, Enrique Vila-Matas joue les illusionnistes. Beau truc.
Un livre
Le numéro de la valise
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Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°246
, septembre 2023.