C’est très bref, superficiel, sans mouvement, enfantin par endroits, ennuyeux à d’autres ; il y a seulement des détails qui ne sont pas mal. » Ainsi l’autrice décrit-elle sobrement son texte dans une lettre adressée à Ottoline Morrell, peintre britannique et grande amie de Virginia Woolf. Marie Reymond de son vrai nom est alors une mère de famille quadragénaire qui, après un doctorat, s’est lancée dans l’enseignement et le journalisme. Elle écrit Pile ou face à l’occasion d’un concours littéraire. Le roman est publié en 1934 et passe inaperçu malgré le commentaire marquant d’un critique de l’époque : « Volontiers souhaiterait-on à l’auteur – si jeune encore – moins de talent et plus d’illusions ».
En effet, nulle trace d’illusion ni de frivolité dans l’ouvrage de Catherine Colomb. Du sarcasme, en revanche, oui. En témoigne l’ouverture (excellente) du récit : « Dix-huit heures. Les demi-dieux en vestons descendent dans les rues ; ils rentrent chez eux, s’assoient à table, et le geste de déplier leur serviette suffit pour faire apparaître la pomme de terre paysanne, l’endive hollandaise, l’aubergine provençale, le café de Java ». Guidé·es par ce même ton moqueur et aiguisé, nous pénétrons dans l’appartement bourgeois et étriqué des L. Mme L., la cinquantaine, est le désenchantement incarné. Un malentendu la lie à son mari depuis d’interminables décennies. Elle accomplit les tâches quotidiennes avec un morne dévouement tout en se répétant « qu’on peut à la rigueur vivre sans amour ; il y a bien des gens qui vivent avec un seul rein ». Son époux, lui, est une caricature du conjoint décevant – profondément égoïste, égocentré et méprisant. Quant à leur fille unique, Thérèse, elle sombre à la suite d’une déception amoureuse dont ses parents ignorent tout : celui qu’elle aimait ardemment vient de la quitter pour se fiancer avec une jeune femme plus fortunée.
Ces trois êtres évoluent dans l’appartement exigu sans jamais s’effleurer. L’incompatibilité manifeste entre le mari et sa femme donne lieu à des scènes à l’ironie incisive (« Et voyant sa pelote de laine à terre, il se baissa machinalement pour la ramasser. C’était le seul service qu’il lui rendît jamais, et justement le seul inutile. »). Derrière ce couple mal assorti, Catherine Colomb semble se faire une joie de détruire le mirage que représente l’institution du mariage. Calculs financiers, rivalités petites-bourgeoises, méprises constantes : rien ne résiste à sa plume, surtout pas le désir romantique. Thérèse est bien placée pour l’expérimenter. Son chagrin d’amour se double d’une perte de confiance dans l’avenir et les gens qui le peuplent. Et que dire des fades opportunités qui l’attendent (fiançailles, enfantement, ménage et cuisine) ? Plutôt mourir que reproduire l’itinéraire de sa mère. À seulement 24 ans, la voilà qui planche sur son avis de décès.
Pile ou face a tout de la pièce de théâtre, rythmé par trois saisons qui sonnent comme des actes (le printemps, l’été puis l’automne), condensé dans un intérieur irrespirable, centré sur trois personnages qui s’interpellent sans jamais se comprendre. L’écriture est percutante, pétrie de lucidité et de douleur, criblée de comparaisons fulgurantes (« Son amour était comme ces crevasses qu’on a en hiver au coin du pouce ; elle se heurtait à chaque objet. ») qui sont autant de pépites à la fois mordantes et désolées. C’est cette ambivalence déchirante, laquelle s’affranchit sans aucune retenue des convenances de l’époque, qui nous saisit autant à la lecture du texte. Comme le souligne l’écrivain Daniel Maggetti dans sa préface, ce premier roman constitue « le socle nécessaire à l’édification de l’œuvre à venir, dont le soubassement, on l’aura compris, repose sur des décombres intimes ». La modernité avec laquelle Catherine Colomb s’empare de ses empêchements, déconvenues et échecs personnels pour attaquer l’hypocrisie du mariage, les injustices dont les femmes sont victimes ainsi que la petitesse des mentalités bourgeoises est remarquable. C’est ce qui explique sans doute sa reconnaissance trop tardive, elle qui était néanmoins admirée de son vivant par les poètes Gustave Roud et Philippe Jaccottet, et qui est désormais considérée comme une des plus grandes autrices de la Suisse romande, au même titre que sa contemporaine Alice Rivaz.
Camille Cloarec
Pile ou face
Catherine Colomb
Zoé poche, 208 p., 10,30 €
Histoire littéraire Illusions perdues
septembre 2023 | Le Matricule des Anges n°246
| par
Camille Cloarec
Réédition du premier roman de l’autrice suisse romande Catherine Colomb (1892-1965), un bijou féministe à l’humour corrosif.
Illusions perdues
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°246
, septembre 2023.