Le charme d’une très bonne idée, c’est qu’entre les mains d’un habile faiseur, elle peut s’exploiter longtemps. Ainsi l’éditeur René Julliard (1900-1962) a-t-il eu avec la publication de la jeune Françoise Sagan, puis celle de la toute petite Minou Drouet une forme de succès que certains ont jugé un tantinet excessif. Surtout la jeune Pamela Moore (75 000 exemplaires vendus de son Chocolates for breakfast, 1956) et la petite Minou Drouet née en 1947 : elle publia son premier livre de poèmes à tout juste 8 ans, en 1955. L’année précédente, en 1954, Sagan, 18 ans, lançait Bonjour tristesse avec un authentique succès. Julliard venait de trouver une martingale : des jeunes filles et jeunes femmes de tout horizon (américaines, japonaises, etc.). Le public en redemande.
Fort de son intuition et de sa réussite, l’éditeur poursuit son opération mercatique et trouve une nouvelle gamine littéraire pour son année suivante. En 1956 paraît donc Beau clown de la jeune Berthe Grimault, 14 ans à peine, et à peu près analphabète… La presse est à l’affût. S’il se révéla, mais un peu tard, que la jeune Minou était surtout le prête-nom de sa mère – ce que sentaient bien les lecteurs un peu éveillés (on dit axurit en basque) –, on ne s’interrogea d’abord pas beaucoup sur le cas de Berthe. Elle était née en 1942 dans la campagne poitevine, produisait un roman baroque, très étrange, preuve d’une imagination débordante que la fillette, gardienne de vaches dans le civil, avait eu largement le temps d’élaborer. On a toujours su que les bergers étaient de fantasques conteurs (seuls toute la sainte journée, ils étaient libres de construire fables et récits).
Toute l’histoire de Berthe Grimault se bâtit lorsqu’un voisin, Eliézer Fournier (1906-1978, postier à la retraite, découvre cette « jeune paysanne à peine instruite mais à l’œil averti » qui décrit avec une « crudité impassible » des choses de la campagne et donne à ce qui lui échappe un flou astucieux qui confère à son récit une allure fantastique. À 14 ans, elle ne sait pas former toutes ses lettres et n’a de la grammaire et de l’orthographe qu’une idée très, très lointaine, mais il a depuis longtemps « remarqué sa prédisposition à raconter des histoires abracadabrantes ». D’autant que le père de Berthe, sorti de l’asile psychiatrique où l’avait mené un éthylisme consciencieusement entretenu, avait nourri toute la famille des histoires les plus croquignolettes des fous de l’institution… Là-dessus, un doux-dingue habite la ferme quelque temps et puis une Jeep pleine de GI’s surgit un jour près du champ où Berthe garde ses vaches, à sa grande terreur. Il n’en faut pas plus pour que le voisin, malicieux habitué de ce type de ramassage de « littérature brute », trousse les phrases d’un récit structuré, dit-il, par l’adolescente. Se répète là, au fond, et toutes proportions gardées, l’histoire d’Isabelle Eberhardt, prosatrice « brute », et de l’« établisseur » de son texte, Victor Barrucand sans lequel rien n’aurait paru (il était aussi, au moins, son employeur à L’Akhbar). Chez Berthe, on ne peut pas se tromper sur ce qui jaillit de sa parole propre. Ainsi de son incipit dont on ne peut que reconnaître l’efficacité : « Ce soir-là, je gardais mes vaches, et cessant de tricoter, je levai les yeux sur mon troupeau./ J’avais l’impression d’avoir une vache en trop. (…) »
Achevé d’imprimer le 27 janvier 1956, Beau clown fait une très belle carrière dans la presse, moins belle en librairie (moins de 5000 exemplaires sont vendus). Tous les journaux en parlent. Roman surprenant, parfois baroque, plein de scènes étranges, il utilise une langue qui n’était pas celle de tout le monde, et pour cause. Il retient l’attention. D’autant que le storytelling de l’éditeur fonctionne à merveille. Une bonne éducatrice anglaise, Miss Orr-Ewing, accueille la petite fermière dans sa Grove School à Sevenoaks (Kent) : reportages à n’en plus finir. Détective donne des photos sur plusieurs pages le 15 juillet 1957. Seule l’écrivaine Michèle Perrein rue un peu dans les brancards dans son article « La Cendrillon de la littérature au collège des princesses » (Elle, 5 août 1957). Elle dénonce à demi-mot ce business qui brutalise la gamine. Julliard s’en moque sans doute : il a vendu les droits de traduction de partout, et surtout à New York où le N.Y. Times considère qu’il s’agit clairement de « l’œuvre d’une personnalité très déséquilibrée ». Et Michèle Perrein de citer les lettres de la gamine qui écrit à ses parents qu’on lui a offert « un montau des soulié et des cilotes ».
Berthe est une notoriété, tout lui est désormais possible. Elle apprend le tennis, s’habille joliment et se coiffe, découvre la brosse à dents… Mais à la déception générale elle s’éprend d’un marin, soldat peut-être, et finit par quitter l’école anglaise où elle n’était pas à son aise. La pédagogue est très amère. Berthe quant à elle donne un nouveau livre à Julliard sans perdre le goût du titre de bon goût : Tuer son enfant en 1957 puis elle se tait jusqu’en 1964, date à laquelle (Eliézer est-il encore de la partie ? mystère), elle fournit à la collection « Fleur bleue » des éditions de Lutèce une romance, Le Berger du désert… Depuis : silence.
Éric Dussert
Égarés, oubliés Échappée de la ferme
septembre 2023 | Le Matricule des Anges n°246
| par
Éric Dussert
Littérature « brute », ou comment une gardienne de vaches de Jassay (Deux-Sèvres) emboîte le pas à Françoise Sagan et Minou Drouet.
Échappée de la ferme
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°246
, septembre 2023.