Vous avez un ticket de sucre ? m’a demandé le fonctionnaire. Vous devez avoir votre ticket de sucre sinon on ne vous donnera pas votre étoile./ Je n’y tenais pas trop à cette étoile. Elle était jaune, avec une inscription en langue étrangère, en caractères noirs et pointus, ce n’était pas une bonne affaire de l’échanger contre un ticket de sucre. J’avais besoin de sucre pour améliorer le faux café que je me faisais. » Nous suivons depuis quelques jours déjà ce personnage, cet homme quelconque, cet homme sans qualités particulières, lorsque l’obligation lui échoit de vivre avec cette étoile. Il ne prend pas cela, nous le voyons, très au sérieux, ce serait seulement comme une sorte de gêne supplémentaire, après toutes celles que la situation anormale lui a déjà imposées. Et à la page suivante le grotesque survient, comme pour désamorcer ce que l’étoile signifierait de menaçant : en effet « Salut, shérif ! m’a crié un gamin. Et tout le monde a ri, et je savais qu’ils ne riaient pas de moi, j’ai ri moi aussi, c’était une chose divertissante de se promener avec un tel insigne, c’était une mascarade ».
Nous sommes à Prague – mais la ville n’est nommée qu’une fois, les Allemands, eux, ne sont désignés que par des « Ils » ou « Eux », envahisseurs puissants mais comme demeurés à distance, comme des dieux olympiens, alors qu’une armée d’administrateurs et de policiers à leur service exécute leurs ordres successifs. Assez semblable au Joseph K. du Procès de Kafka, notre Joseph R. (Roubicek) semble avant tout désarçonné face à ce qui lui arrive et tente, avec ses faibles forces, de s’y adapter. Solitaire, habitant un appartement modeste de la périphérie, forcé de travailler, avec d’autres porteurs de l’étoile, à de modestes tâches d’entretien dans un cimetière, il se confie tout d’abord, en des monologues toujours interrompus, à Ruzena, la femme qu’il aimait mais qu’il n’eut pas le courage de suivre quand elle choisit la fuite. Puis un chat, Thomas, vient partager son quotidien et un voisin, Materna, ouvrier que l’on devine engagé dans des actions de résistance, tente de l’alerter, de secouer sa relative atonie. Après les différentes interdictions et convocations dans les bureaux, la menace se précise : les « convois » se succèdent, en direction d’une forteresse transformée en « ménagerie » (sans doute Theresienstadt-Terezin) ou un « Est » plus énigmatique et effrayant encore. Un dilemme peu à peu s’impose à Joseph R. : va-t-il attendre que le piège se referme sur lui ou va-t-il tenter de se cacher, au risque de mettre en danger la vie de ceux qui l’aideront dans cette entreprise ?
Dans une courte préface éclairante, Philip Roth rappelle ce que Jiri Weil (1900-1959) a ici transposé de sa propre existence et établit une comparaison judicieuse, non pas avec Kafka mais avec Isaac Babel : ils auraient l’un comme l’autre « la capacité d’écrire sur la barbarie et la douleur avec un laconisme qui semble être en soi le commentaire le plus féroce qu’on puisse faire sur ce que la vie a de pire à offrir ». Jiri Weil, en effet, jamais n’élève le ton et son Joseph R. se limite le plus souvent à la constatation presque objective. L’espoir, cependant, peut renaître en lui, et une sorte de lyrisme salvateur se faire entendre – ainsi, lorsque l’on joue du Beethoven lors d’un improbable concert dans un hôpital : « Je savais que la joie allait venir, je savais qu’elle était là, silencieuse, que maintenant il n’était plus possible de l’anéantir avec des cris et des claquements de fouet. Comme elle était ridicule, maintenant, la Mort, avec son vêtement ensanglanté, comme elle était misérable, vaine, puisque maintenant la joie montait, des profondeurs elle montait toujours plus haut et forçait la Mort à s’enfuir avec ses tambours et ses fifres ».
Thierry Cecille
Vivre avec une étoile
Jiri Weil
Traduit du tchèque par Xavier Galmiche
Denoël, 304 pages, 21 €
Domaine étranger L’autre Procès
octobre 2023 | Le Matricule des Anges n°247
| par
Thierry Cecille
Entre burlesque et tragique, en une sorte de farce macabre, le Joseph R. de Jiri Weil est confronté à la menace de l’extermination – et résiste.
Un livre
L’autre Procès
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°247
, octobre 2023.