Soit le récit d’une crise unissant trois hommes et deux femmes, seuls habitants humains d’une forêt. Nuits noires, boue, rosée, hauts sapins, quelques clairières, un marécage. Dans pareil décor, où le ciel est à peine visible, où le crissement des aiguilles de sapin assourdit et où les branchages fouettent les visages, il n’y a plus d’époque et l’humanité cède à ce qu’elle a de plus primitif. L’écriture nerveuse de Jacques Benoit – Jos Carbone était son premier roman, publié en 1967 aux éditions du Jour – imprègne des personnages faits d’émotions exacerbées et indomptables, comme des enfants dont les jeux dégénèrent jusqu’au carnage.
En pleine forêt, Jos s’est installé avec Myrtie dans une maison qu’il a « arrachée à ses bras, à son sang ». Pique et Germaine sont le second couple de ce territoire et habitent dans un souterrain, que Jos a aidé à construire. Si Jos comme Pique sont chacun attirés par la femme de l’autre, aucun ne brave l’interdit. Surgit un troisième homme, au nom innocent de Pierrot, qui vient détruire l’équilibre des couples. Cet élément perturbateur fait progressivement glisser les quatre autres vers la sauvagerie.
D’emblée, les cinq personnages sont perméables à leur environnement, et c’est tout le prodige de ce livre. Accroupi près d’un tronc, Jos entend la sève qui monte dans l’arbre « puis, interceptée par son oreille, elle grimpait lentement à son cerveau d’où elle descendait vivifier son sourire. » Le texte lui-même s’organise comme une forêt. Si l’on ne voit d’abord qu’un premier arbre, Jos et Myrtie, on le dépasse bien vite pour en atteindre d’autres et suivre, le temps d’un chapitre, un personnage puis un autre, qui vivent chacun la même scène mais depuis un angle différent, sans se voir à cause du feuillage. Avec eux, nous tâtonnons sur-place dans une simultanéité obscure, aux aguets.
Jacques Benoit saisit ses personnages dans leur hésitation entre bestialité et culture. Ils sont dangereux mais vivants au point d’en être séduisants : « Sur le coup de midi, elle jeta le livre au feu. Dès lors, son imagination courut la campagne. » Les comparaisons avec des animaux abondent : Jos est « délié comme un petit singe », Pique a un « instinct de taupe ». Puis elles sont remplacées par des assertions qui font des personnages des animaux de fait, Jos et Pique se mettant à marcher à quatre pattes, Pierrot finissant « nu comme un ver ». Les deux femmes ne transigent pas plus sur leurs désirs. Comme en chaleur, Germaine parcourt toute la forêt pour s’accoupler avec Pierrot, puis assomme Pique prêt à la punir. Myrtie, elle, se refuse à Pierrot, puis le tue pour se faire comprendre. Une issue sanglante abolit toute tension sexuelle au sein de ce lieu qui en bruisse. Le roman nous aura entraînés d’Éros en Thanatos, comme pour révéler le prix de la civilisation.
Feya Dervitsiotis
Jos Carbone
Jacques Benoît
Éditions do, 136 pages, 16 €
Domaine français Promenons-nous dans les bois
novembre 2023 | Le Matricule des Anges n°248
| par
Feya Dervitsiotis
Du Québécois Jacques Benoit, Jos Carbone, une fable anthropologique sur la violence du désir et des lois humaines. Un texte intemporel.
Un livre
Promenons-nous dans les bois
Par
Feya Dervitsiotis
Le Matricule des Anges n°248
, novembre 2023.