Lire Hölderlin aujourd’hui n’a rien d’évident. Profitons donc de la reparution d’un choix de Poëmes de Friedrich Hölderlin, dans la version française de Gustave Roud, pour le (re)découvrir et constater combien la manière dont il ordonne son dire, construit son chant et développe, sur un pur mode d’exaltation, une parole souveraine dans sa joie de nommer, mérite le détour.
Contemporain de Beethoven et de Bonaparte, Hölderlin, né en Souabe en 1770, mort en 1843, a fait de longues études dans différents séminaires, dont celui de Tübingen où il fut le condisciple de Hegel et de Schelling, pour finalement renoncer au pastorat et s’engager pleinement dans la « voie sacrée » de la poésie. Dès lors, il va mettre l’affrontement avec l’infini réel, le face à face avec l’illimité, au centre de sa pensée et de sa poésie. Porté par une sensibilité extrême, il voit dans la Nature et ses éléments, une vérité cachée que sa poésie va chercher à mettre au jour. Tout part chez lui de l’expérience muette, de la sorte de coma mystique qui l’emporte et le ravit face à la beauté jaillissante des « Alpes argentées », des fleuves, des forêts, de la mer. Son poème naît de cette stupeur, de cette réalité, belle, terriblement. À travers elle, c’est le sacré qui l’assaille, indubitable autant qu’indéchiffrable. Dans ce très proche lui apparaît le plus lointain à savoir la belle unité de la parole et de l’être du jadis grec, une unité nourrie par la présence multiforme du divin, de ces « Immortels qui furent / Jadis nos hôtes, et qui reviendront au temps propice ». C’est pourquoi, dit-il, il importe de s’en souvenir car il s’agit aussi de mériter leur retour.
Sa poésie, ses hymnes en strophes librement scandées, célèbrent la beauté de cette puissance d’irruption du sacré concret et pulsant. Toute-puissance qu’à peine le langage peut aider à reconnaître, mais qu’il accueille avec une sorte d’ivresse. Les premiers hymnes sont ainsi sa manière de se maintenir dans les hauteurs de cette jubilation. Les suivants mêleront la vision à la méditation. L’un d’eux s’ouvre sur cette question : « Qu’est-ce donc, aux / Antiques rives heureuses / Qui m’enchaîne ainsi, pour que je leur porte / Plus grand amour encore qu’à ma patrie ? » Qu’est-ce, sinon la nostalgie de la plus haute plénitude, de la fête sacrée, de la grandeur et de l’héroïsme. Car les dieux depuis longtemps se sont retirés nous laissant dans l’ombre et le désert d’une grande Nuit symbolique. Une ellipse du sacré qui désespère Hölderlin, mais pas totalement parce qu’en s’éloignant la « Lumière » a laissé des « signes », des traces – comme le fleuve, « éclair qui sillonne et déchire la terre » ou la foudre, qui relie le ciel à la terre – qui sont autant de gages pour nourrir l’attente du retour des dieux. Son devoir de poète est d’être fidèle à ces signes. « C’est à nous qu’il appartient / De rester debout, tête nue, ô poètes ! / Sous les orages de Dieu, de saisir de notre propre main / Le rayon du Père, l’éclair / Lui-même, et de tendre aux foules, sous son voile / De chant, le don du ciel. » C’est la mission du poète de maintenir la possibilité du chant, en conservant à tout prix la cohérence du monde et la pureté des « Signes » sacrés, en préservant parmi les hommes le sens du divin. Et ce en luttant contre le retour de l’antique Chaos car « sans cesse un désir vers ce qui n’est point / Lié s’élance. Il y a beaucoup / À maintenir. Il faut être fidèle. »
C’est cela la poésie de Hölderlin, une cascade de mouvements évocateurs, d’élans, coupés de méditations, d’attente de l’heure « alcyonienne » qui verra les dieux – dieux grecs et Dieu d’Occident – se relever, transfigurés, réconciliés entre eux et avec les hommes, dans une paix surnaturelle. Une attente – doublée d’une effrayante solitude après la séparation d’avec Diotima, l’héroïne d’Hypérion, derrière laquelle se cache la femme du banquier Gontard, chez qui il était précepteur ; après l’échec d’un projet de revue, qui actera son renoncement à toute communication avec le monde littéraire –, attente qui l’épuisera et finira par rompre l’équilibre auquel il ne cessait d’aspirer. Jusqu’à ce qu’il se reconnaisse « frappé par Apollon », ce qui le conduira à passer les trente-six dernières années de sa vie – de 1807 à 1843 – dans la célèbre tour sur le Neckar, chez le menuisier Zimmer, signant les quelques vers que ses visiteurs ne manquaient jamais de le prier de composer pour eux, du nom de Scardanelli et d’une date imaginaire.
Richard Blin
Poëmes
Friedrich Hölderlin
Traduit de l’allemand par Gustave Roud
édition établie par Thomas Piel
Allia, 224 pages, 18 €
Poésie Hölderlin, un saint de la poésie
novembre 2023 | Le Matricule des Anges n°248
| par
Richard Blin
Il voyait dans la beauté d’un monde hanté par les paysages d’une Grèce idéale, l’effraction sublime du sacré. Entre chant nuptial et souffrance tragique, sa poésie cherche à réconcilier la nuit et la lumière.
Un livre
Hölderlin, un saint de la poésie
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°248
, novembre 2023.