Années 1970. La France embauche à tout-va, surtout des hommes venus d’Afrique du Nord. Elle pousse vite vite, bourgeonne comme un ado, imagine des cités radieuses qui n’en portent que le nom ou des Sarcellopolis façon facétieuse à la Marc Bernard. À Chalon-sur-Saône, comme partout, les logements dits d’urgence s’installent dans la durée : « Ici, on dit “les PLR“ comme on crache. Programme à loyer réduit : ces bâtiments sont conçus pour un prix de revient et des loyers inférieurs à ceux des HLM. » Aux Charreaux, une friche transformée en logements, « La culture ouvrière bascule sous le poids du béton et de ses nouveaux habitants. Le quartier se scinde en deux mondes : celui des pauvres et celui des très pauvres. » À Chalon-sur-Saône, comme partout ailleurs dans cette France devenue « moche », les nouveaux quartiers portent des noms ridicules : ici, cité des Poètes.
Johanne Rigoulot est cette fille de province qui revient trente ans après sur les lieux de son enfance – on pourrait écrire les lieux du crime ou des crimes tant ils sont nombreux, destruction programmée de la vie citadine, paysage bitumé, habitants cloîtrés, isolés, miséreux. Elle redécouvre cette ville où sont restées ses copines de l’école primaire et part sur les traces de Sara, cette gamine que tous trouvaient un peu bizarre, il faudrait dire différente, « une enfant mal armée, privée de sommeil et bourrée de coups », une enfant qui masque ses peines car sans doute n’a-t-elle pas les mots pour le dire. Dès la maternelle, elle prend du retard dans les apprentissages. Son corps, lui, prend vite de l’ampleur. Sara – malmenée, en détresse, violentée toutes les nuits par son père – passe sous les radars des institutions, glisse sous le regard des instits, des toubibs. R.A.S., ou pas grand-chose. On la gave de médocs, des mélanges explosifs. Elle a 24 ans quand elle tue la vieille dame chez qui elle fait le ménage. Trente-huit coups de coups. Toute la violence de sa douloureuse et courte vie ressort en trente-huit coups de couteau. À sa sortie de prison, Sara se suicidera.
Johanne Rigoulot veut comprendre, et peut-être, veut alerter, écrire pour nommer l’inacceptable. Ces hommes et femmes gavés de violence, « distordus » par la misère, et qui un jour passent à l’acte « sont nos créatures et notre responsabilité ». Elle n’accapare pas un fait divers pour jouer du sordide toujours si excitant dans les thrillers. Dans ce récit, nous sommes dans la vraie vie. L’autrice s’empare d’une part de son enfance, de son vécu, pour mieux recentrer cet assassinat, le mettre bien à sa place et surtout en perspective. Elle met en miroir ses souvenirs et ses émotions toujours pudiques, tout en s’appropriant les outils de l’enquête journalistique, sociologique, et bien sûr politique. On sent le souffle d’un Pierre Bourdieu sur ce texte à l’écriture exigeante, sans fioritures, juste. On sent aussi une volonté de faire de la réalité, de nos réalités, une littérature digne, impliquée. Une fille de province prend évidemment sa place aux côtés de Retour à Reims (Didier Eribon) ou des Armoires vides (Annie Ernaux). De l’autofiction qui raconte l’autre.
Martine Laval
Une fille de province
Johanne Rigoulot
Les Avrils, 176 pages, 19 €
Domaine français Cités des poètes
novembre 2023 | Le Matricule des Anges n°248
| par
Martine Laval
Johanne Rigoulot revient sur les lieux de son enfance à la recherche d’une gamine au destin fracassé. Quand l’enquête se fait littérature.
Un livre
Cités des poètes
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°248
, novembre 2023.