Qui n’a jamais souhaité la disparition de quelqu’un ? C’est même un comportement normal, œdipien quand il s’agit du père pour un garçon. De là à ce que Matija en assume la disparition et celle de tous les suicides étranges qui frappent le roman ?
Pourquoi tant de fadaises débitées aux enfants ? Devrait-on leur dire la vérité ? Que la vie, si belle soit-elle, a bien une date de péremption et que la mort ne s’explique pas, reste un mystère ! Certes, depuis des générations, un paradis est évoqué, un étrange lieu, là-haut, vaguement désigné d’où les défunts nous regarderaient.
Des contes et légendes, le Medjimurje en fourmille. Il y a celui fondateur, des enfants invisibles, qui n’eurent pas le temps d’être lavés et ne purent être reconnus par dieu. Catholicisme ou communisme ont du mal à masquer des mythes plus archaïques, très prégnants. Matija est né dans cette région croate rurale, forestière, à la lisière de la Hongrie, au nord d’une Yougoslavie qui vit ses derniers instants. Mais aucune histoire ne ressuscitera son père décédé en Allemagne où il travaillait, émigré.
Trentenaire, Matija, écrivain à succès, vit une panne d’inspiration. Il file le parfait amour avec Dina. Mais Matija ment tout le temps. Ce besoin névrotique lui vient d’un trou noir, une enfance occultée. Dina le quitte, Matija rouvre la page.
À 5 ans, il n’a eu que des sornettes pour expliquer la disparition du père. En panne de rationnel, il ira chercher des réponses du côté du merveilleux. Sa grand-mère raconte si bien. Ne dit-elle pas que les fèyes de la Miura, d’étranges feux follets entraînent les jeunes hommes au fond de la rivière ? Persuadé qu’ils détiennent son papa, il pousse à l’eau un ami afin de l’échanger.
Le désespoir de l’enfant, ses crises, les animaux qu’il sacrifie, le rendent responsable du mal qui ronge le village, ses habitants pendus ou se jetant à la rivière. L’enfant n’assume indirectement qu’un seul suicide, celui d’un autre gamin. Franc, un être simple qui eut la langue mutilée et fut violé, à l’instar de Philomèle tissant le premier poème avec sa bouche. Pour le sauver, Matija criera au loup, ne sera pas entendu. Alors par lâcheté, l’illusion d’être accepté par la communauté, il l’abandonnera. La camarade institutrice a beau alerter les services sociaux. Personne n’entend, ne comprend ni l’enfant, ni les troubles politiques qui s’annoncent. Jusqu’au jour où des blindés traversent le village.
Matija est le bouc émissaire idéal du mal endémique de cette société agricole où le chômage sévit, les perspectives d’avenir s’étiolent, la violence accable les plus faibles, femmes, enfants, étrangers, simples d’esprit… La communauté se resserre sur sa fumure : égoïsme, peur et religiosité délétères.
Kristian Novak, linguiste, prof d’université signe ici une fable moderne remarquable autour du merveilleux, de la puissance d’imagination enfantine, mais plus encore sur le repli des sociétés, qui ne voient pas plus loin que leurs frontières, leurs intérêts immédiats, le déboussolement des adultes dans une société en crise, leur incapacité à dire, à parler vrai, leur propension à fabriquer du monstrueux, en se terrant dans le cynisme, la violence et la cruauté. Cette Terre, mère noire, appellation d’origine, moult fois scandée, cingle l’ouvrage tantôt en litanie, chant nationaliste, exorcisme ou cri rageur d’impuissance… Matija finira par la manger. D’une écriture vive, puissante, aux dialogues abrupts (le parler croate populaire de la région finement retranscrit en jargon rural hexagonal par la traductrice Chloé Billon), le texte est secoué de sarcasmes et de trivialités burlesques. Publié il y a dix ans, il s’instaure en remarquable révélateur de l’état de nos mondes.
Dominique Aussenac
Terre, mère noire
Kristian Novak
Traduit du croate par Chloé Billon
Les Argonautes, 352 pages, 23,50 €
Domaine étranger Des mythes à la lettre
janvier 2024 | Le Matricule des Anges n°249
| par
Dominique Aussenac
Dans un roman sombre, cruel, à l’humour acide, Kristian Novak dénude une enfance chaotique à l’aube de la balkanisation de la Yougoslavie.
Un livre
Des mythes à la lettre
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°249
, janvier 2024.