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Égarés, oubliés Du voyage en train

mars 2024 | Le Matricule des Anges n°251 | par Éric Dussert

Plein de mystères encore, Bernard Waller était le plus discret des romanciers. Dubalu, son représentant de commerce, révèle avec humour et subtilité un univers de personnages désarçonnés et touchants.

Il faut souvent plus qu’un miracle pour que les créatrices et créateurs qui ont choisi la discrétion contre les feux de la rampe sortent de l’ombre. Le romancier Bernard Waller en est la démonstration achevée. Au point qu’on ignorerait presque sa date de naissance. Selon les sources observées, il serait né en 1933, en 1934 et en 1937, et apparemment ce serait plutôt en 1935. Et puis la camarde s’est chargée de mettre tout le monde d’accord. Il est bel et bien mort en 2010 (le 13 juin à Paris ?). Naturlich, aucune nécrologie publiée dans Le Monde ou Le Figaro. On n’y a droit que lorsqu’on a fait preuve de bonne volonté en se laissant mâchouiller sa vie durant par les médias. Mais Bernard Waller n’était pas de nature à se laisser compromettre, même s’il a, et c’est considérable, publié dix romans, la plupart chez Gallimard, ainsi qu’un recueil de nouvelles (Je n’aime pas Mozart, Éditions d’en face, 2007).
C’est dans la collection « Jeune Prose » dirigée par Georges Lambrichs que parut son premier livre, Dubalu, réédité ces jours grâce à l’inoxydable enthousiasme d’Edouard Jacquemoud. La collection de proses courtes disparaît très vite, l’année suivante, après avoir publié à partir de 1959 les premiers écrits de Jean-Loup Trassard (L’Amitié des abeilles, 1961), Monique Lange (Les Poissons-chats, 1959), de Jacques Chessex (La Tête ouverte, 1962) ou Elisabeth Gaspar (La Grille du parc, 1960). C’est Raymond Queneau qui aurait proposé à Lambrichs le texte de celui qui est désigné comme le représentant d’une « grande maison d’édition ». On devine laquelle, malgré un secret de Polichinelle aussi jalousement gardé que sa date de naissance, c’est à coup sûr la fameuse maison de la non moins fameuse rue Sébastien-Bottin : Gallimard. Le curieux, c’est que la littérature de Waller est si peu marquée par l’affèterie que l’on ne peut que remarquer son propre goût pour le masque, le camouflage, l’effacement… Ainsi que par le vide et le silence, comme sa créature, M. Mandois (« La Maison près de la Nationale », 2007) : « Mais une nuit de juin, l’année suivante, il fut sèchement réveillé. Par le vide. (…) Aujourd’hui, à l’intérieur de la maison, autour de la maison, sur le pont qui franchissait la Mézière, jusqu’à la forêt là-bas, le silence écrasait l’espace. Seule veillait encore sa respiration vacillante et tourmentée »

Dubalu, bien fait pour marquer les esprits, est un représentant de commerce, comme son auteur, mais en rupture de ban. Ce petit roman, court et d’un formalisme léger mais moderne (il est construit en une succession de passages à la ligne sans capitales), raconte comment cet être peut-être un peu falot part pour une tournée commerciale mais fait mentalement relâche et finit endormi, tétant le sein d’une femme. C’est une autre (petite) Mort d’un commis voyageur (Arthur Miller), ce grand personnage des années d’après-guerre, époque où les nouveaux Gaudissart (Balzac), flamboyants, diffusaient partout les bienfaits de la productivité renouvelée par le plan Marshall. Sauf que Dubalu, Francis Dubalu, est un homme marié à une femme sans grand intérêt, et un père sans grand intérêt lui-même. Il porte d’ailleurs un patronyme un peu bouffon, et puis sa grande rebuffade tourne à la petite virée. On est l’aventurier qu’on peut. Aux côtés des personnages de Beckett, ceux de Waller portent leur part d’insignifiance ontologique et de néant. On retrouvera cette caractéristique dans ses autres romans qui rendent le même son parfois que les livres du Suisse Pierre Girard (1892-1956), son prédécesseur direct : élégance, malaise métaphysique, interrogations existentielles, observation de l’inanité des intentions et du chaos de la vie, de la perplexité avec cette pointe d’humour qui distingue parmi les douloureux les grands élégants. (Il est vrai que Waller néologise et joue des mots un peu.) Ce que disait Miomandre de Girard vaut aussi pour Waller : « léger comme un elfe, attendri et détaché, subtil et très simple ». Mais il faut ajouter dans le cas du père de Dubalu une tendance au portrait légèrement moqueur qui court aussi chez Raymond Queneau ou Jean Tardieu. On ne peut pas faire de l’esprit et empêcher toujours son esprit de faire de l’auto-allumage…
À cela qu’ajouter, si ce n’est cet autre livre, Pacific 231 (Le Rocher, « Anatolia », 2005), qui n’a rien à voir avec Honegger. Il émane des sessions que le grand-père du petit Bernard lui offrait sur les ponts au-dessus des voies de la gare de l’Est… Lui qui avait appris à se cacher dans un placard pour éviter les irruptions de la Gestapo aura dit là l’essentiel, et le plus difficile à exprimer. En tout cas, nous avons là de quoi comprendre pourquoi le père de Dubalu était tellement fasciné par les voyages en train, omniprésents dans ses fictions, et pourquoi il aura toujours écrit si bien caché lui-même.

Éric Dussert

Dubalu
Bernard Waller
Présentations de Jérôme Leroy et Carl Aderhold
La Grange Batelière, 96 pages, 15

Du voyage en train Par Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°251 , mars 2024.
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