Elle est assez folle cette impression que la gent masculine est aujourd’hui remise en question tout autour de la planète. Le piédestal sur lequel l’homme trônait s’effondre peu à peu, révélant défaillances et abus. Parmi elles, ses difficultés à gérer foyer, famille et travail. Quant à la patrie ? Après l’invasion du Japon, la guerre entre les deux Corées, le boum économique, les dictatures successives, le pays a connu pas mal de paternalisme, d’autoritarisme, de violences faites aux femmes notamment. Des écrivaines ayant en commun d’être contemporaines, reconnues, d’avoir accédé à des études supérieures et de s’interroger sur les rapports intersexes dans leur société, expriment à travers huit nouvelles leur quotidienneté, celle de leur mère, de leurs fils et filles, et évoquent désirs, défaites et désillusions.
Avec « Le couteau de ma mère », Kim Ae-ran (née en 1980) incise ce recueil de manière tendre, aérienne, par une véritable chanson de geste. « Le tranchant du couteau de ma mère avait hérité de la tranquille assurance de ceux qui ont passé leur vie à faire à manger aux autres. Pour moi, ma mère était une femme ni pleurnicharde, ni coquette, ni soumise, elle était celle qui avait toujours un couteau à la main. » Dans la chambre où gît sa maman, la narratrice se remémore l’usage qu’elle en faisait, sa dextérité à l’utiliser, recensant tous ses angles de coupe, les aliments tranchés, ainsi que le courage de cette unique gérante d’un boui-boui de quartier, dont le mari absent fréquentait deux foyers. Mais l’infidélité n’est pas ici uniquement masculine comme en témoigne la nouvelle éponyme, « Cocktail Sugar », gourmandise qui passe, phallus témoin, de mains en mains, d’amants à maîtresses, de maris à épouses. « Tu vois, ça ressemble à un point d’exclamation : savoure simplement sa douceur, n’en fais pas un point d’interrogation trop grave. » En brandissant cette sucette, Go Eun-ju se pose la question du pourquoi de ces coucheries. Si les hommes semblent obéir à des besoins impérieux, liés à leur sexe et surtout leur position sociale, les femmes agissent souvent par compensation. Mais tous perçoivent un cruel et répétitif sentiment de manque.
Il arrive aussi qu’une femme battue, trompée par son mari, soit presque dans l’obligation de prendre un amant, à l’écoute. Dans « La Philosophie de son boudoir » de Jeon Gyeong-nin, la narratrice décrit son quotidien. « Nous ne vivons que pour ces petites choses de rien du tout, c’est ce qu’il faut, c’est ça la vie, c’est tout ce qu’on peut désirer… »
Mais les hommes aussi pâtissent des déconvenues, lâchetés, absences, silences de leurs propres pères et autres aïeux masculins. « La beauté me dédaigne » de Eun Hee-kyung, née en 1959, met en scène le fils d’une mère dévouée, abandonnée par son mari, qui raconte comment il essaya de se reconstruire, après le départ du père auquel il ressemblait comme deux gouttes d’eau. À la mort de ce dernier, il découvre ses autres demi-frères, sosies, eux aussi obèses. Dans le même registre, mais de manière inversée autour d’un père suicidaire, « Les Chiens au soleil couchant » d’Han Kang (prix Médicis étranger 2023) décrit les affres d’une petite fille qui accompagne son père alcoolique dans sa descente aux enfers. Plus ambigu, le récit « Trois jours en automne » de Pak Wan-so (1931-2011) met en parallèle l’avortement, le mal d’enfant et la non-reconnaissance de ces derniers. Une avorteuse solitaire, à la fin de sa vie professionnelle se souvient des jeunes femmes rencontrées, la plupart prostituées, des fœtus et du seul enfant qu’elle ait aidé à mettre au monde, jamais accepté par son propre grand-père. Mais la figure du père peut-être aussi évoquée avec de mélancoliques regrets comme le fait « Doublage » de Park Chan-soon. La narratrice double la voix d’un film animalier, et en parallèle traduit sur les lèvres d’un père dont elle ne peut régler les frais d’hôpitaux, les dernières paroles.
La plupart de ces héroïnes semblent vivre leur solitude dans des vases clos grillagés par les hommes. Tout pas vers eux renvoie à une nouvelle humiliation, comme « Premières neiges » de la septuagénaire Oh Jung-hi, où une femme seule, sans amour, se laisse baratiner par un jeune homme qui la fait boire et la gruge. « J’avais passé le cap des trente ans, je devenais grosse, je déprimais. »
Ces nouvelles graves, violentes souvent, étonnent par la sensibilité, la pudeur, voire la légèreté de leur écriture. Elles paraissent ainsi enveloppées de papillons virevoltant comme autant d’âmes-fantômes, d’âmes-sœurs.
Dominique Aussenac
Cocktail Sugar
Traduit du coréen sous la direction de Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet
Zulma poche, 256 pages, 10,95 €
Poches À pères perdus
juin 2024 | Le Matricule des Anges n°254
| par
Dominique Aussenac
De Corée du Sud, pays en mutation, huit autrices délivrent des nouvelles aussi intimistes que tranchantes et acerbes.
Un livre
À pères perdus
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Le Matricule des Anges n°254
, juin 2024.