C’est de poésie et d’art qu’il est essentiellement question dans les deux textes, écrits à cinquante ans d’intervalle, réunis dans L’Escalier de la rue de Seine, par Fouad El-Etr, poète, romancier (En mémoire d’une saison de pluie, Gallimard, 2021) et traducteur libanais né en 1942. « Le sens de la poésie, c’est le sens de ce qui est particulier, individuel, inconnu, mystérieux, de ce qui doit être révélé, le fortuit-nécessaire » (Novalis) peut-on lire, dans le premier numéro de La Délirante. Ce sens de la poésie est justement ce qui anime Esquisse d’un traité du pastel, le premier texte, un ensemble de lettres dans lesquelles Fouad El-Etr livre à son ami Sam Szafran toute une série d’impressions et de réflexions « qui tournent autour du pastel comme une abeille autour de fleurs ». Sept lettres datant d’octobre 1974 et donnant à ce traité l’allure d’une conversation libre et exempte de tout dogmatisme. Par-delà les considérations techniques propres à cette manière de colorier à sec qu’est le pastel, c’est de la manière dont Sam Szafran en use et la perpétue avec éclat qu’il est question, sur fond d’une amitié complice. « Ta peinture parfois me semble la partie visible de ce que je cherche à voir dans mes poèmes. »
Cette admiration réciproque, on la retrouve dans la seconde partie, autobiographique, qui, tout en racontant l’histoire de leur compagnonnage – dont l’escalier du 55 de la rue de Seine, là où vécut un temps Fouad, est autant le symbole que le lieu géométrique – retrace surtout ce que fut l’aventure de La Délirante. Les premières lignes donnent le ton : « Un soir d’octobre 1965 que nous passions rue de Seine, je dis à mon amie, qui était au volant : “Freine, mais freine donc !” La coccinelle pila net. Je venais d’apercevoir, beau à couper le souffle, un dessin au fusain très noir dans une vitrine. » Tel fut le premier contact avec l’œuvre de Sam Szafran.
De culture trilingue – anglaise, arabe et française – Fouad El-Etr est arrivé à Paris en 1959 afin d’y poursuivre des études de philosophie et de lettres à la Sorbonne. Dans un paysage poétique qui lui est étranger – « Les poètes se pensaient des penseurs, les philosophes des poètes : les uns étaient structuralistes, marxistes, lacaniens, les autres heideggériens. » –, il continue de croire à une poésie qui laisse scintiller une réalité cachée, et il rêve d’une revue qui reconduise à l’essentiel sous l’égide d’un romantisme vivant. Jusqu’au jour où, rompant avec ses études – « Je perdis à la fois mon amie, mon domicile et ma bourse, ma seule source de revenus. » – et subsistant grâce à des travaux de rewriting, il décida de passer à l’acte et de créer, avec Antoine Berman, le complice des années d’études, « la plus belle revue de poésie du monde ». Elle sera d’inspiration romantique allemande et anglaise, et unira peintres et poètes. Son titre sera trouvé lors de l’enterrement du frère d’un ami mort subitement en amarrant son bateau à Porquerolles, un voilier appelé La Délirante. Le premier numéro paraît en 1967 avec une couverture signée Sam Szafran et représentant un poète qui marche.
Trouver et assembler des textes, obtenir des images, monter la maquette, choisir papier et typographies, surveiller l’impression, assurer la diffusion, faire face aux dettes sans fond, Fouad El-Etr en dit les joies et les déboires sur fond de rencontres « improbables », de découvertes et de miraculeux hasards. En passant, il fustige les poètes « rongés par l’abstraction » ou les traducteurs académiques « dont le mérite est de tout traduire d’un poème sauf la poésie ». Il évoque la place cardinale qu’occupe pour lui Keats et Shelley, Blake et De Quincey, Yeats et Synge, tout en contant, parallèlement, l’histoire du rapport de Sam Szafran à l’escalier de la rue de Seine qu’il lui avait suggéré de dessiner. Une gageure qu’il relèvera mais au prix d’une obsession à laquelle Fouad tentera en vain de l’arracher. Mais l’essentiel reste l’épopée de cette revue dont il aura composé et édité chaque numéro, toujours en quête de consonances inattendues et de textes choisis pour leur force irradiante. Des textes de Brodsky, Paz, Cioran, Jünger, Pichette, Yves de Bayser, Berman, Schiller, Schlegel, Trakl, Gongora… et des illustrations de Bacon, Balthus, Barthélémy, Mason, Olivier, Pelayo, Rouan, Seguí, Topor, Vallorz et bien sûr, Sam Szafran. « Vivant ou morts, je vous bénis, compagnons de voilure. Nous fûmes plus de cent à embarquer en ce temps-là, et notre traversée a été merveilleuse. »
Richard Blin
L’Escalier de la rue de Seine
de Fouad El-Etr
L’Atelier contemporain, 280 pages, 69 illustrations, 25 €
Essais Au feu de l’absolu
juillet 2024 | Le Matricule des Anges n°255
| par
Richard Blin
Dans un livre qui raconte l’amitié qui le lia au peintre Sam Szafran, Fouad El-Etr retrace ce que fut l’histoire de La Délirante, la revue qu’il a inventée pour aller à contre-courant et célébrer la beauté.
Un livre
Au feu de l’absolu
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°255
, juillet 2024.