Alexandre Labruffe a tout d’un sale gosse. Brillant, doué, fumiste, prônant le coq-à-l’âne, prenant les mots à la lettre, jonglant avec, il réussit à parler de gravité, tout en nous faisant sourire, comme s’il voulait et pouvait essorer ainsi le pathos. Les thèmes de ses romans qui peuvent nous entraîner très loin, égotiste autodérisoire et burlesque, il les cueille dans son proche immédiat, sa modernité. Chroniques d’une station-service, Un hiver à Wuhan, Wonder Landes (Verticales, 2019, 2020, 2021) : oui, il a été pompiste, attaché culturel en Chine et frère d’un dépressif, tragiquement disparu !
Après quelques années de vie commune, sa compagne coréenne, Minkyung, lui révèle fortuitement : « – J’ai un ongle congelé. J’avais sursauté, soulevant la tête : Quoi ? Tu veux dire un ongle ? Un ongle, cela paraissait plus logique. J’avais cherché, sur tes doigts, en vain, des traces d’engelures. Tu m’avais regardé comme on regarde un éléphant englué dans un tue-mouche. Tu avais répété : J’ai un oncle congelé. »
Dans ce roman hérissé de charmantes et cocasses incorrections langagières ou syntaxiques de la jeune Asiatique, on pourrait entendre ici un lapsus croquignolet. « Pourquoi tu me malparles… Tu es têtué… Faut débruffer la situation… » Non, l’oncle émigré de Corée au cabo de nada (le Cap de rien, peut-être l’origine du mot Canada) a bien été retrouvé, à moitié nu, en plein hiver, dans un local à poubelles, proche de l’unité psychiatrique où il était interné ! L’autopsie a confirmé une mort de froid. « Car oui, ce n’étais pas seulement le corps qu’il aurait fallu autopsier, mais l’illusion qui avait fait venir son oncle, Sang-Young, sur les rives de ce sous-continent… »
Labruffe entreprend une enquête tentaculaire d’un bout à l’autre de la planète, sur le Web, dans les archives des journaux. Il revisionne l’histoire contemporaine de la Corée, guerres, coups d’État, renouveau économique et dictatures étroitement liés… En parallèle découvre la propre histoire de Minkyung et de sa famille, l’espèce de malédiction qui concerne les hommes obligés à s’exiler, le rapt dont elle a été victime enfant, son besoin de chuchoter, de n’être entendue que par son père. À 8 ans, elle a aperçu dans sa chambre un fantôme. « Je me demande si c’était pas oncle congelé. » À l’intérieur du roman, le couple palpite de ce qui est devenu sinon une raison d’être, du moins l’enquête d’une vie. Les deux protagonistes s’agacent, se rapprochent, se perdent dans des détails, des illusions. Les perceptions, les dits sont différents, gangués de rationalisme ou de croyances chamaniques. L’appartement est tapissé de messages, d’indices, de poèmes, d’articles de journaux pareillement à la narration qui s’atomise en listes de biens, de suicidés, de données froides, abstraites… Les paragraphes relativement courts arborent des titres de feuilleton à la Eugène Sue. L’os et le flic. À réveiller cadavres et fantômes. La rue de la Clarté de l’Ordre Moral… Chacun projette dans une direction différente, adopte un genre particulier : policier, fantastique, drame sociologique, poésie minimaliste, dadaïste… Le lecteur parfois perd pied, vacille, sidéré, en colère, croise le crooner Mort Shuman, alors qu’il sillonnait l’avenue Morton Shulman, en quête de ce coroner en chef de l’Ontario qui s’est opposé à la corruption. « Mais je m’égare. Est-ce que je m’égare ? La mafia était-elle liée au milieu médical ? »
Oui et non, qu’importe, ce roman est là pour dénoncer nos sociétés contemporaines, qui poussent les plus faibles, les plus déshérités, à l’exil, intérieur ou pas, à la folie, à la dépersonnalisation, à la maladie, au suicide… Nous sommes tous atteints du syndrome d’Ulysse. Quant à Alexandre Labruffe, quelle audace et quel style ébouriffant !
Dominique Aussenac
Cold Case
d’Alexandre Labruffe
Verticales, 242 pages, 20 €
Domaine français Tiré par les chevaux
juillet 2024 | Le Matricule des Anges n°255
| par
Dominique Aussenac
Du Canada en Corée, en passant par Paris, le cinquième roman d’Alexandre Labruffe poursuit des fantômes, en s’ébattant avec la langue.
Un livre
Tiré par les chevaux
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°255
, juillet 2024.