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Domaine étranger Retour à Barcelone

juillet 2024 | Le Matricule des Anges n°255 | par Feya Dervitsiotis

Saga catalane et féministe pendant les derniers jours de Franco, Le Temps des cerises de Montserrat Roig (1946-1991) raconte la relation d’une femme libre à la ville qui l’opprimait.

Seuls les genies

Un syndrome d'emmanuelle favier
Editions Maison Malo Quirvane

Aussi célébrée dans son pays que Mercè Rodoreda, cette autrice et journaliste catalane fait l’objet d’une découverte internationale tardive. Dans la traduction de Marc Audi, et grâce aux éditions La Croisée, nous pouvons lire son œuvre romanesque pour la première fois en français, avec ce roman touffu de 1977, enquête poétique et passionnée sur les raisons qui poussent une jeune femme à quitter sa ville natale. À la première page, nous suivons le retour de Natàlia à Barcelone ; ce personnage féminin de 36 ans, présenté comme au milieu de sa vie, est notre guide dans cette ville qu’elle a quittée douze ans plus tôt après un avortement illégal. Tout cela est dit d’emblée, mais d’autres motifs plus impalpables émergent au fil du roman et surtout de sa déambulation dans la ville, comme s’ils étaient contenus dans son air.
Le récit commence en 1974 ; Natàlia était partie en 1962. Chacune de ces dates coïncide avec un assassinat d’opposant politique : dès lors, la jeune femme mesure sa propre évolution à l’aune de Barcelone. Qui a le plus changé ? En arpentant les rues de cette ville qui lui donne la sensation de « hurler », elle cherche des traces de ces années qu’elle n’a pas vécues, d’une autre elle-même qui serait restée. Une réponse s’esquisse au travers de plusieurs portraits nuancés, tendres, cruels, des membres de sa famille. Montserrat Roig parvient à nouer subtilement les destins de la ville et ceux de ses habitants en faisant des Miralpeix père et fils des architectes et promoteurs immobiliers, décideurs de la forme de Barcelone comme de l’existence des femmes qui y vivent. Celles-ci s’en accommodent bien ou mal : sa grand-tante Patrícia a passé sa vie au mont-de-piété pour couvrir les frais de son mari ; sa mère, la mélancolique Judit, finit enfermée chez elle après une attaque ; sa belle-sœur Sílvia multiplie les régimes. Mais plus que la seule société catholique et conservatrice de Barcelone, c’était une certaine impasse personnelle que Natàlia avait voulu fuir. Bien qu’évoluant parmi des artistes communistes qui faisaient du théâtre populaire dans les quartiers ouvriers, des héritiers révolutionnaires et des poètes désargentés, elle souhaitait d’abord se surmonter elle-même pour changer : « Parce qu’au fond j’avais peur que le temps des cerises arrive. » C’est en allant à Paris dans les années 1960, puis à Londres, qu’elle s’était extraite de cette gangue, avait découvert la liberté politique en même temps que celle du corps.
Montserrat Roig achève Le Temps des cerises deux ans après le temps du récit. Écrivant au plus près du présent, elle saisit l’atmosphère de la ville avec un style dense et férocement vif, qui ne cesse de jongler avec les niveaux de paroles, ambiances et strates temporelles. L’ensemble est moderniste, dialogues et pensées se fondent dans la narration, comme s’entre-dévorant, chaque personnage nous ouvre successivement les portes de son âme, un monde entier bruisse là. Montserrat Roig se démarque surtout par sa façon de maîtriser des grandes séquences panoramiques. Ses descriptions de plusieurs intérieurs bourgeois rappellent le Perec des Choses, tant chaque objet y a une saveur particulière. Défilent ainsi l’intégralité du trousseau de Sílvia, tous les bibelots de Judit, mais aussi une foule entière au cours d’une manifestation violemment réprimée l’année du départ de Natàlia. « Des grappes de gens tournaient et tournaient encore pour ne pas se retrouver en première ligne, près des matraques. À force de cogner n’importe où, elles semblaient s’abattre sur des êtres immatériels qu’on avait demandé de réduire à néant. » Pour pouvoir documenter pareils événements, Natàlia devient photographe. Comme si Montserrat Roig et elle tentaient, par le biais d’une représentation engagée, de faire advenir le temps des cerises.

Feya Dervitsiotis

Le Temps des cerises,
de Montserrat Roig
Traduit du catalan par Marc Audi
La Croisée, 232 pages, 20

Retour à Barcelone Par Feya Dervitsiotis
Le Matricule des Anges n°255 , juillet 2024.
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