Cette « fantaisie en plusieurs dimensions » publiée à la fin du XIXe siècle par un professeur anglais est bien plus qu’une curiosité littéraire. Si elle passa plutôt inaperçue au moment de sa publication, elle connut une renommée posthume, entre autres raisons parce qu’elle anticipait, bien avant Einstein, la notion de quatrième dimension. Mais ce n’est pas d’une fiction scientifique qu’il s’agit, plutôt d’une sorte de fable philosophique qui, en parodiant la société de classe victorienne, interroge par l’absurde le bien-fondé de toute organisation hiérarchique et des préceptes sur lequel elle se fonde. Le roman narre les péripéties d’un « humble natif de Flatland » appartenant à la classe des carrés, soit celle des « intellectuels et gentilshommes ». Il nous explique par le menu – à nous les heureux habitants de Spaceland, nous qui avons « le bonheur de connaître l’ombre et la lumière », bref de vivre en trois dimensions là où notre pauvre carré n’en connaît que deux – comment s’organise la vie et la société dans son plat pays, un monde où les formes géométriques de chacun définissent le rang.
Ainsi, au bas de l’échelle se trouvent les triangles aux angles très pointus (qui sont soldats) et au plus haut, la caste des cercles, qui occupent les fonctions religieuses et, sous leurs faux airs de sages, sont les garants de l’inégalité. Les femmes, quant à elles, sont de simples droites réduites à l’état de potiches. Mais il faut dire que les angles aigus, et pire encore les droites, sont aussi perçants que des aiguilles et menacent en permanence de blesser voire de tuer les heureux possesseurs de formes géométriques plus généreuses. Et comme ces objets contondants forment la majorité de la population, il convient de contenir leur menace par un cadenassage rigoureux de l’organisation sociale. Quand notre carré découvre l’existence d’un monde en 3D et qu’il veut diffuser la bonne nouvelle, il se convertit aussitôt en menace pour l’ordre établi.
Guillaume Contréé
Flatland
d’Edwin A. Abbott
Traduit de l’anglais par Philippe Blanchard
Les Belles Lettres, 160 pages, 12 €
Domaine étranger Flatland
juillet 2024 | Le Matricule des Anges n°255
| par
Guillaume Contré
Un livre
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°255
, juillet 2024.