Dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975), Georges Perec dit avoir voulu décrire « ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages. » Ce que Perec a tenté de faire avec la place Saint-Sulpice à Paris, dans un livre quand même bien aride, Christian Costa, sans déclaration d’intention, l’a réalisé avec la vie quotidienne d’un homme et des quelques personnes qui gravitent autour de lui.
Pour ce qui est des personnages, nous aurons surtout Boz, « 1,88 mètre, 78 kg, trente-quatre ans dans l’année » au début du livre (quelques mois de plus à la fin), accompagné de Madame et Mademoiselle (respectivement épouse et fille), son ami Llac, qui rêvait de devenir torero, et Commons, dont nous allons suivre la fin de vie. Trois personnages au nom improbable, comme il s’en trouve dans les pièces de Beckett. Ce tout petit monde évolue paisiblement dans une ville balnéaire qui ne sera jamais nommée, mais que l’on imagine plus volontiers du côté de Marseille que de la baie de Somme, dans laquelle Boz a ses habitudes : s’arrêter dans le troquet d’Azzedine, ou faire un saut dans cette librairie à l’intérieur de laquelle, « à gauche en entrant, sur la plus basse étagère du troisième rayonnage mural », on trouve le volume 3 des Papiers collés de Perros (une des rares références littéraires du volume avec Oblomov de Goncharov).
Au début du récit (à supposer que ce terme ait un sens ici), on apprend que Boz doit commencer quelque chose, « se mettre à la tâche, en gros » ; comme il a la trentaine, à priori c’est le bon moment. On comprendra peu à peu qu’il s’agit probablement d’un livre.
Même si « l’idée du commencement ne cesse pas de l’occuper », Boz continue de vivre normalement : il va à la plage avec sa fille et sa femme (parce que, dans cette ville, « en dehors de la plage, il n’y a que très peu à faire, l’été »), se rend aux rendez-vous fixés par son dentiste, s’arrête au bureau de tabac, apprend à conduire, et observe de chez lui les ferrys entrer ou sortir du port. Cela paraît peu, mais Boz semble s’en satisfaire : « décidément il se passe toujours quelque chose », là où nous avons l’impression qu’il ne se passe rien. Il peine même parfois à s’y retrouver : « comment mesurer le cours ordinaire des choses parmi tant de péripéties. » Forcément, avec un tel emploi du temps, des pensées finissent par lui venir, mais alors des pensées toutes simples, celle de l’automne par exemple, et du « confort caoutchouté de ses Doc Martens ». Et à force de penser, il en arrive à Commons : « Cinq ans déjà, se dit-il. » Commons, qui est peut-être le nom propre de son commencement. Moins « gnangnan » selon Boz que le fait d’aller à la plage. On ne saurait lui donner tort. Le lecteur aura donc droit à un été parallèle, avec l’hôpital, l’anesthésiste et tout et tout, jusqu’à la mort. Le début d’un commencement autrement dit, mais peut-être aussi sa fin en même temps.
L’infra-ordinaire que Christian Costa donne ici à suivre est facile à vivre, et pas ennuyant du tout. Au contraire : arrivé à la fin, on en reprendrait bien encore pour cent pages. Sous sa plume, la vie n’est vraiment pas si compliquée que cela, puisqu’« il suffit de regarder les gens vivre, ou soi-même. » Si l’ensemble est à la fois plaisant, enchanteur, fascinant et hypnotisant, l’écriture de l’auteur y est bien sûr pour beaucoup, elle qui sait nous ménager des images inattendues, comme dans cette station-service où le couple s’arrête : « la pompe manchote roulait de grands yeux noirs et numérotés ». Elle qui sait surtout donner l’impression que n’importe quelle vie peut devenir un roman.
Christian Costa est l’auteur de ce seul livre, publié en 1989, et qui est devenu, bien malgré lui, un livre culte. Car le plus étonnant avec ce petit récit n’est pas tant ce qu’il est (et pourtant en soi il est une véritable prouesse littéraire, sur laquelle plus d’un écrivain se seraient cassé les dents) que ce qu’il a suscité. À sa sortie, le livre plaît un peu, mais son auteur choisit de ne pas se montrer, et pire encore de ne rien publier d’autre. Un jour, un de ses admirateurs décide d’acheter tout le stock d’exemplaires disponibles afin que le livre soit réédité. L’homme s’appelle Guillaume Daban, et la nouvelle édition lui est personnellement dédiée. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Quelques années plus tard, Fabrice Chillet place L’Été deux fois au centre de son roman N’ajouter rien (Bouclard, 2023) : dans une brasserie, l’auteur se fait voler son exemplaire du livre de Costa. Une façon comme une autre de montrer que le rien peut susciter la convoitise, et même engendrer quelque chose.
Didier Garcia
L’Été deux fois,
de Christian Costa
Éditions de Minuit, 128 pages, 16 €
Intemporels Vide au carré
juillet 2024 | Le Matricule des Anges n°255
| par
Didier Garcia
Avec L’Été deux fois de Christian Costa (né en 1954), on n’a jamais été aussi près du « roman sur rien » dont rêvait Flaubert.
Un livre
Vide au carré
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°255
, juillet 2024.