Seule restait la forêt tient pour beaucoup de la pensée magique. Le récit de Daniel Mason s’articule tout entier autour d’une maison dans sa clairière : d’abord des murs, pierre et bois, à peine mieux qu’une cabane, un refuge pour un couple en fuite, façon Nouvelle-Angleterre et chasse aux sorcières ; puis des agrandissements, des élargissements, plus de confort, moins un abri qu’une vraie demeure, plutôt cossue, avant – mais il va s’écouler du temps – l’abandon et l’oubli. S’y succèdent époque après époque les habitants, leurs voix, la longue litanie des vies, des désirs, des passions, des douleurs humaines. Daniel Mason choisit une avancée chronologique, qui rend les transformations du lieu d’autant plus visibles. Ensuite, il joue avec les histoires, les personnalités des différents occupants, avec leur ton aussi. Chaque époque peut se lire comme une nouvelle à part entière, chacune affichant une identité propre. Daniel Mason s’essaie au pastiche, avec une réelle efficacité. Se succèdent ainsi le témoignage d’une fille de colons enlevée par les Indiens, dans une langue vernaculaire, une forme de récit en vogue aux débuts de la colonisation américaine ; le journal de bord d’un soldat anglais, Osgood, venu combattre aux Amériques, et désirant plus que tout, par le pouvoir des pommes, changer de vie ; le récit de la vie de ses deux filles ; un autre sur un chasseur d’esclaves ; une novela épistolaire et romantique, entre un peintre et son amant écrivain ; un récit d’atmosphère plus gothique, dans lequel on voit tourner les tables et parler les ombres ; le carnet de bord d’un psychiatre. Tout ceci est entrecoupé de poèmes, chansons et photos qui rythment et hachent le récit, y glissant un soupçon supplémentaire d’âme, de fantastique, d’ésotérique, de fantaisie.
Au-delà de la maison, il y a la forêt, ces North Woods du titre original, qu’on voit progressivement se transformer sous l’effet de l’action humaine, de l’avancée de la civilisation. « Là, avait-il dit. Des oiseaux chanteurs voletaient à travers le terrain brûlé. Ils s’étaient débarrassés de leurs derniers haillons, avaient mangé, dormi. Tout était si clair, si pur. De sa petite besace, il avait tiré un sachet contenant des graines de courge et de maïs et des fragments de pomme de terre. Il s’était mis à arpenter le flanc de la colline, une poule sur les talons. Près du ruisseau, il avait trouvé une large pierre plate, l’avait déterrée et rapportée à la clairière, où il l’avait posée doucement sur le sol. Là. » Alors qu’il y a quatre cents ans, tout était là, on observe les bois sauvages, impénétrables, où s’ouvrait une clairière, s’éclaircir d’abord lentement puis de plus en plus rapidement. On défriche, on cultive, on assure sa survie et sa subsistance, on plante de nouvelles essences – l’amoureux des pommiers et sa Merveille –, les voisins vendent, parcellisent, on construit, des ravageurs s’invitent, champignons, insectes, les hêtres disparaissent, les ormeaux, les pans de verdure qui demeurent se font agrément, la sauvagerie du monde s’estompe, le paysage se transforme, encore et encore. La forêt comme un refuge, son obscurité percée par quelques rares trouées lumineuses, se fait utile, nourricière, verger puis villégiature, perdant peu à peu, en apparence, sa substance, son mystère, et dans le même temps, insoupçonnable, se peuplant et se repeuplant de fantômes des époques passées, acquérant ainsi une profondeur nouvelle.
Alors, le temps passe, et les quatre siècles d’occupation de la clairière dans les bois s’effacent. Comme s’il suffisait d’écouter le murmure des voix dans les branches des arbres pour réinventer les lieux.
Julie Coutu
Seule restait la forêt, de Daniel Mason
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Claire-Marie Clévy, Buchet-Chastel, 512 pages, 25 €
Domaine étranger Voix du fond des bois
octobre 2024 | Le Matricule des Anges n°257
| par
Julie Coutu
Autour d’une maison, Daniel Mason tisse un étonnant roman, qui unit le lieu et la vie de ses différents occupants, quatre siècles durant.
Un livre
Voix du fond des bois
Par
Julie Coutu
Le Matricule des Anges n°257
, octobre 2024.
