En 2022, le premier roman de Johanne Lykke Holm, Strega, nous embarquait pour un univers façon jeu d’ombres et de couleurs : un hôtel abandonné au-dessus d’un lac noir, une communauté gothico horrifique de jeunes filles cloîtrées encadrées par des religieuses. Le récit se faisait fascinant, envoûtant ; tout y était affaire d’atmosphère. Avec Soleil rouge, les sensations se mâtinent d’enfance, de souvenirs. Quelque chose qui colle à la peau et à la mémoire. « Tout vibre ce soir, comme si tout et tous savaient que l’automne allait bientôt arriver en grondant avec tout son rouge, sa pluie, sa terre et ses fruits charnus. Comme si tout et tous savaient que c’est maintenant ou jamais, ce soir ou aucun soir, qu’il faut tenter sa chance et saisir ce qu’on peut, tous les trésors dont on peut s’emparer, une pierre noir de nuit absolument parfaite, trouvée sur la plage un jour où le soleil était haut au-dessus de la mer et où les enfants jouaient à leurs jeux préférés, oublieux du reste du monde. »
Les phrases longues sont rares, elles posent une ambiance et coupent un rythme sinon tout entier construit de courtes séquences, les mieux à même de restituer cet univers discrètement décalé où nous plonge l’auteure. Le lieu est incertain, l’époque à l’avenant. Il y a la ville, et la maison de bord de mer, villégiature luxueuse et comme abandonnée. India vit avec Kallas – « un bel homme qui ne ressemble à aucun autre, à la fois éthéré comme un dieu et complètement relié à la terre, l’homme le plus terrestre qu’elle connaisse, un souverain chaleureux » – dans une résidence, « l’endroit le plus heureux du monde, le leur et aussi celui des autres ». Leur quotidien se tisse de fragments du banal ; courses, dîners à la maison, en ville, soirées tranquilles, les journées pour elle à l’université où elle enseigne. Les heures s’étirent. Cette lecture du temps est déterminante dans les romans de l’écrivaine suédoise. C’est lui qui tisse l’étrange. Et puis, la chaleur se fait suffocante, canicule. Alors ils décident de partir quelques jours à la mer chez Desma, l’amie d’enfance de Kallas.
Beaucoup, l’essentiel ? se noue alors dans ces heures qui s’allongent. Johanne Lykke Holm y glisse un peu d’inconfort, le sentiment sourd et tu d’un malaise qui n’en serait pas vraiment un. Choix des personnalités, des histoires individuelles. Pas de jalousie, pas d’envie, mais comme si. Desma est une figure à part, hors norme : plus riche, plus vive, plus brillante. Autour d’elle les autres gravitent. Et pourtant dans la grande demeure du bord de mer, quand viennent à se présenter à la porte Alexandre, Domenico, Grimaldi, trois garçons sans famille, trois personnages entre conte et maléfice, c’est India qui prend le dessus. Et c’est elle qui, poussée par Desma et Lafayette, son compagnon, emportera les trois enfants vers la ville quand l’incendie commence à ravager les collines alentour.
Avant la fuite, l’irruption du trio aura ranimé les souvenirs des uns, des autres. Mémoires d’enfances, mais aussi drames d’adultes ; une maternité brisée pour Desma, un renoncement pour India, des douleurs au plus intime pour Kallas, « sur les photos de son enfance, (…) déjà accablé par la tristesse, et (âgé d’) au moins mille ans », le centre de détention pour mineur pour Lafayette. La chaleur, le feu ensuite, et puis les trois enfants surgis de nulle part qui se disent sans histoire, sans passé, les poussent tous au plus profond d’eux-mêmes. India et Kallas alors créent comme un cocon, une bulle d’incertitude vaincue où en l’espace de quelques jours, tout paraît possible.
Mais les romans de Johanne Lykke Holm semblent destinés à tourner au conte cruel, à l’issue toujours incertaine. Le monde qu’elle réinvente est impossible à stabiliser, nourri d’imaginaire et de regrets. Mouvant et fascinant.
Julie Coutu
Soleil rouge, de Johanne Lykke Holm
Traduit du suédois par Catherine Renaud, La Peuplade, 428 pages, 23 €
Domaine étranger Errance caniculaire
juin 2025 | Le Matricule des Anges n°264
| par
Julie Coutu
Entre maléfice et rêve, Johanne Lykke Holm poursuit avec Soleil rouge le tissage d’une trame mouvante, incertaine, fragile.
Un livre
Errance caniculaire
Par
Julie Coutu
Le Matricule des Anges n°264
, juin 2025.

