Épris de connaissance, mû par une curiosité qui le porte aussi bien vers les mystiques que le rejeté ou le silencieux, Jacques Lacarrière (1925-2005) nous a emmenés sur les chemins de France, au mont Athos, comme sur les pas d’Hérodote, d’Alexandre le Grand, de Marie d’Égypte et même sur les terres bien plus proches du Pays sous l’écorce. Érudit partageur, infatigable marcheur, poète et voyageur, traducteur de grec ancien (Sophocle) et moderne (Cavafy, Séféris, Ritsos), il a grandi dans un jardin avec un grand tilleul et « avec ce qu’il faut d’herbes sauvages et de fleurs cultivées pour qu’il raconte à sa façon l’histoire du monde ». Quelques années plus tard, licences de lettres classiques et de droit en poche, il a éprouvé le besoin de voyager, de changer de corps, de rencontrer le monde qui nous entoure et ceux qui l’habitent : manger et dormir autrement, et passer son temps avec d’autres langues. Plus encore, marcher avec « une besace d’étoiles pour tout bagage », et être sans cesse en état de demandeur constituèrent une véritable initiation qui le conduisit, littérairement parlant, à s’éloigner du surréalisme dont l’influence est très visible dans ses premiers textes, Les Alchimères, qui inaugurent ses Œuvres complètes, un volume désiré et composé par lui, qui reparaît aujourd’hui, pour le centenaire de sa naissance.
Si le surréalisme lui a appris à jouer avec les mots, à les désacraliser, c’est le Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire, qui a libéré sa parole, et ce d’autant plus qu’il y retrouvait en acte la définition du poème que lui avait donnée un bûcheron croisé en forêt : « Il y a poème quand un mot en rencontre un autre pour la première fois ». Cette notion de première fois, on la retrouve dans la façon dont Lacarrière caractérise la poésie : « Le souvenir toujours vibrant DES TROIS PREMIÈRES MINUTES DU LANGAGE ». Pour lui, la poésie est au début des choses, dans l’étonnement du poète, cet éternel co-naissant devant le monde tel qu’il est.
Une poésie du dehors qui a trouvé dans le sol ontologiquement riche et imprégné de mythes de la Grèce un terreau fertile. Des poèmes écrits au plus près de « la mer écumeuse » d’Homère, dans les jeux de lumière et d’ombres des Cyclades, parmi « les traces des vieilles géométries qu’Euclide, Thalès et Pythagore ont tour à tour inscrites dans le blanc du ciel grec ». Le recueil titré L’Aurige évoque l’histoire d’une Grèce anonyme, porteuse de victoire, depuis « le premier alpha sur les parchemins de la terre, le premier upsilon sur les pages du ciel » jusqu’au cri d’Icare chutant, en passant par « LE SANG DU SOLEIL SUR LE PAL DES GNOMONS », et sans oublier l’éternel balancement entre « l’éclair de la raison et la foudre de la déraison ».
À la source de cette poésie qui nomme et célèbre, il y a un désir d’odyssée « vers le lieu de l’Improféré », la sibylle des mots à venir qui guette « en sa grotte improfanée / Le poète qui, d’un baiser / Sur la bouche délivrera / Les oracles inapaisés. » Des mots qui disent la volonté d’approcher une vérité nue et élémentaire, sinon la réalité éternelle et impérissable qui se cache derrière l’apparence. Car les choses ne sont pas uniquement des choses, elles sont de l’être éparpillé dans un beau désordre. D’où tous ces poèmes qui cherchent à prendre aux mots la réalité profonde. Comme ceux qui dans Nuits et Contre-nuits explorent l’envers du noir et le couple indissociable qu’il forme avec la lumière, cherchent à distinguer les arcanes de l’obscur, à élucider le monde de la nuit « au point de pouvoir distinguer à minuit au cœur de la forêt, sans faute ni faille aucune, les rêves enclos du perce-neige. » Ou comme les poèmes qui, dans À la tombée du bleu, révèlent les poèmes latents contenus dans des tableaux que De Chirico a peints durant sa période métaphysique. Ou comme dans les poèmes de Lapidaire ou de Lichens dédiés à cette plante pionnière broutant « l’Inexplicable », cueillant « l’Inaltérable ». Car, pour Lacarrière, la poésie doit montrer l’autre face du réel. Elle existe pour enchanter le monde, révéler les beautés cachées du banal, montrer ce qu’il y a d’intemporel dans le quotidien ordinaire, dans « l’énigme sans cesse improvisée, déformée, déflorée et sans cesse recommencée » du nuage, ou dans ce qui fait de chaque aube une « annonciation de la rosée disant la décollation de la nuit ». Une poésie qui sort du temps, arpente les chemins du primordial et met l’ailleurs à portée de main.
Richard Blin
Œuvres poétiques complètes,
de Jacques Lacarrière
Préface de Valérie Marin La Meslée,
Seghers, 368 pages, 21 €
Poésie Un désir d’odyssée
juin 2025 | Le Matricule des Anges n°264
| par
Richard Blin
Imprégnée d’intemporalité, écoutant le monde, la poésie de Jacques Lacarrière distille une sensation renouvelée et augmentée de la vie.
Un livre
Un désir d’odyssée
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°264
, juin 2025.

