L’infiniment petit nous apprend que le monde est immense. Et c’est dans l’univers pullulant et gris des insectes, qu’il peut se manifester. Ernst Jünger, élève rêveur, l’a compris très tôt. Sans doute après avoir découvert enfant, dans une sablière de Rehburg une cicindèle chatoyante. Il croyait ramener chez lui une rareté, 500 de son espèce étaient déjà répertoriées. S’ouvraient ainsi les Chasses subtiles, où Jünger découvrait, selon Claude Gaudin, « un acte magique car jamais notre désir ne pourra se hausser jusqu’au trésor dont il ne perçoit que la menue monnaie ».
L’apprenti entomologiste va se passionner immédiatement pour cet univers invisible et infini, pour collectionner sans relâche les rencontres au cours des différentes époques de sa vie.A tel point qu’ il chasse au plus fort des deux guerres mondiales. Ainsi s’émerveille-t-il en 1940 devant un couple de typhées cornus, qui vaque à ses pieds. « Faut-il s’étonner si, en me penchant vers ce couple menu, j’oubliai ma mission guerrière -le lieu, le temps et la consigne ? Des deux réalités, celle-ci était la plus forte. »
Pour Jünger, la réhabilitation de ces animaux méprisés vient de ce que le langage en a fait des êtres connus et reconnaissables. Depuis sa première cicindèle, l’entomologiste averti était devenu un familier des nomenclatures. Nomenclatures auxquelles il adhère, selon Claude Gaudin, comme à l’hypothèse de Platon dans le Cratyle : il existe entre le nom et ce qu’il désigne un rapport de convenance profonde, la justesse. Et les noms attribués aux insectes ont de la justesse, car ils ont été donnés par de savants classificateurs. Grâce à eux, les insectes ne sont plus des signes dispersés mais forment un alphabet.
« Doubler la pratique littéraire par la chasse aux insectes, ce n’est donc pas ajouter une corde à un arc de l’écrivain, c’est faire l’apprentissage d’un moyen de déchiffrement », conclut l’essai de Claude Gaudin. Le rapport entre l’écrivain et l’entomologiste joue sur cette note là. Ainsi, comme il se penche avec minutie sur le coléoptère infime mais étiqueté, Jünger considère les lettres isolément comme des « signes plus puissants que les textes qu’elles figurent ». Avec elles, il rêve d’une écriture dans laquelle serait visible le profil des choses. La leçon entomologique enseigne ainsi qu’il faut libérer notre esprit des fausses associations, des harmonies factices et partir à la conquête de l’unité des choses.
Les Chasses subtiles se ferment sur la « poussière irisée » où finit toute collection. Dans leurs vitrines, il y a aujourd’hui des scarabées, des papillons, baptisés d’après Jünger, et même une sous-espèce de cicindèle, qui s’appelle jungerella.
Jünger
pour un Abécédaire du Monde
Claude Gaudin
Préface de François Dagognet
Encre Marine
138 pages, 110FF
Domaine étranger Ernst Jünger, écrivain entomologiste
janvier 1993 | Le Matricule des Anges n°3
| par
Frédérique Roussel
L’écrivain allemand Ernst Jünger vient de fêter ses 98 ans. D’un auteur aux multiples facettes, Claude Gaudin épingle celui des Chasses subtiles et trace les lignes d’une vraie critique.
Un livre
Ernst Jünger, écrivain entomologiste
Par
Frédérique Roussel
Le Matricule des Anges n°3
, janvier 1993.