Les personnages de Pierre Marcelle ont rarement l’étoffe des héros. S’ils fonctionnent, c’est recroquevillés, sous respiration artificielle, satisfaisant leurs besoins vitaux dans un coin ombragé, loin du tumulte. Artigalas est taxidermiste. Pas d’amis, pas de famille et pour seul compagnon des vertébrés trépassés. « Blanche céramique du métropolitain, émail immaculé de la baignoire, porcelaine pâle du carrelage de la table de dissection », son univers est « lisse ». Le jour, avec son collègue Le Lapin, il donne un semblant de vie aux bestioles mortes. Le soir, il meuble son temps à s’offrir de « courtes séances de périphérique », du haut de sa tour à loyer modéré du Pré-St-Gervais quelque part entre Pantin et Lilas. Dans ce décor anémié où chaque geste prend la forme d’un défi insurmontable, Pierre Marcelle n’est pas un vilain bougre. Il lui colle entre les pattes, cette Suzanna Underwood, belle américaine aux yeux gris et son chat à ressusciter, un beau mâle silver tabby à poil dur. En découlera de cette rencontre un curieux partage de travail et d’amour, suivis de près par cette bande de mafieux avec leur Mercedes et leurs lunettes noires. On a compris : un trafic se prépare, mais Artigalas préfère s’insoucier de tout. Jusqu’au moment fatidique où « il va sortir de son rôle », armes au poing, tuer les voyous, pour terminer, titubant au volant d’une camionnette, sur le périphérique, cet autre monde, cette scène « rotative, l’universelle allégorique », accompagné d’un pauvre cabot.
Feuilleton d’une destinée tragique, sous couvert d’un polar un peu kitch, finement construit sans qu’il y ait besoin d’uniformes pour mener l’enquête, Conduite intérieure est une belle leçon de déroute, l’histoire d’un homme définitivement « détaché ». Pierre Marcelle manie la langue avec l’incision d’un poinçon, l’ardeur grinçante d’un condamné. Son univers sent le remugle, l’infinie tristesse. Chez lui, pas de doute : l’écriture est une saillie, le refuge des causes perdues. Et même si on peut regretter par moment son style ampoulé -ellipses incongrues, descriptions superfétatoires-, il faut lui reconnaître d’indéniables qualités narratives. Ce regard familier de l’univers périphérique, cette construction ouverte (le narrateur-spectateur qui donne son avis au lecteur), ce progressif abandon de la fiction pour suivre, à la trace, la quête d’un renoncement donnent à l’ensemble un goût amer et dérangeant de vérité, celle d’une bienheureuse perdition.
Conduite intérieure
Pierre Marcelle
Manya
163 pages, 89 FF
Domaine français Un monde de chat et de chiens
janvier 1993 | Le Matricule des Anges n°3
| par
Philippe Savary
Comment un taxidermiste, agoraphobe, mêlé à une sombre histoire de trafic, trouve refuge le long du périphérique. La Conduite intérieure de Pierre Marcelle mène au renoncement.
Un livre
Un monde de chat et de chiens
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°3
, janvier 1993.