Pour ceux qui craindraient de voir la poésie française succomber à l’autisme ou au sirop de glucose, voici une bonne nouvelle, sacrément revigorante : le Café Hawelka est arrivé. Qu’est-ce ? Ni plus ni moins qu’un célèbre estaminet viennois, où l’auteur fait converger toutes les convulsions : celles de l’époque, bien sûr, et les siennes propres. Sans fard, on y reçoit le choc du réel, dit crûment. Qui ose aujourd’hui parler, en vers, de la guerre en ex-Yougoslavie, du suicide de Pierre Bérégovoy ? D’Auschwitz ? Tous lieux désertés par le lyrisme hexagonal. Bourre, lui, n’y va pas par quatre chemins : il se déplace, n’hésite pas à se colleter avec l’expérience. Un mot qui fait sourire ? C’est à ce prix, pourtant, qu’un poème prend le lest nécessaire à l’expression forte : « Dans ces villages de fin du monde/ où les femmes et les enfants/ mangent la cendre/ et le pain de douleur/ ma peur marche avec moi » (Croatie). Cette prise en charge de l’événement, c’est le meilleur de la poésie américaine. Leçon entendue par les seventies françaises (qu’on pense à un Claude Pélieu-Washburn), mais oubliée depuis, semble-t-il…
Pour autant, ces pages n’omettent pas de plus intérieures tourmentes. Les charniers renvoient l’auteur à sa propre hantise de la mort. Et ce thème omniprésent est noué à celui de l’enfance perdue, d’une manière qui émeu : « En 1953, les bains carbo-gazeux de Royat ressemblaient à des temples incas, aztèques, qu’on découvrait après avoir marché longtemps dans la jungle, à travers les jardns du Casino. » Comme si le périple agité devait mener au lieu le plus secret, celui de la naissance. Les ombres de Proust et du Grand Meaulnes ne flottent pas pour rien sur ce livre. Mais elle ne ruinent pas sa cohérence : elles l’enrichissent. Bourre, c’est un peu un baroudeur côté pile, et Peter Pan côté face. Un aventurier qui sait aussi ce qu’intimisme veut dire, sans mièvrerie : dans les deux cas, l’énergie combattante est le lien dynamique qui relie ces textes à l’existence. Une corrida, comme le revendique l’auteur ? Assurément, car elle est la marque la plus juste de son chant profond. Ce dernier nous est servi « brut de Bourre », et c’est tant mieux. La même chose, garçon !
Jean Miniac
Café Hawelka
Jean-Paul Bourre
Editions de Magrie
95 pages, 89 FF
Domaine français Un café bien serré
avril 1994 | Le Matricule des Anges n°8
| par
Jean Miniac
Un livre
Un café bien serré
Par
Jean Miniac
Le Matricule des Anges n°8
, avril 1994.