Des livres arrivent dans une profusion inégale. On parlera de certains d’entre eux parce que leurs éditeurs diffusent large : ils ont de gros moyens, inondent les librairies et le service de presse, parfois même s’offrent des publicités et des encarts dans des revues soi-disant littéraires. Quelle liberté garde la critique dans de telles conditions ? D’autres peu ou pas parce que les titres circulent d’abord du bouche à oreille : les frais de listing sont comptés.
Il y a une réelle injustice et l’on découvre de très beaux recueils, avec une ligne éditoriale cohérente, poussée, chez des éditeurs dont la persévérance s’affirme au cours des années.
Ainsi dans la collection des entretiens, aux éditions Paroles d’Aube, et après Velter, Juliet, Roy, Spilmont, Ancet, Chédid…Une rose des vents d’Yvon Le Men.
L’ouvrage s’ouvre sur deux lettres, l’une de Xavier Grall « Orphelins quand le sureau se tait à la fenêtre qui se ferme », l’autre de Jean Malrieu, « La liberté d’action nous est mesurée. On nous étouffe » comme sur deux rayons de lumière. Fenêtre sur les amitiés, les désirs de filiation, la solitude d’un poète dont l’entretien avec Christian Bobin nous révèle un parcours âpre, difficile, une vie tendue vers le poème : « On ne parle pas d’argent quand il en manque trop…/ Pendant seize ans je me suis passé de presque tout ce qui pousse la vie d’une année à l’autre / J’ai expérimenté tous les systèmes de chauffage à trois sous ».
L’anecdotique s’éclaire. L’enfance avec le portrait du père « les femmes l’aimaient bien car il remarquait qu’elles avaient changé de robe » de la mère « Il neige/ C’est tout noir / C’est moi qui sépare les mots d’un blanc, comme la terre. Mais c’est elle qui parle du ciel, qui a vu« glisse dans les mains du lecteur comme une pluie fine. Le livre se referme par une poignée de poèmes, »des îles par où s’évader » comme des épices.
Chez Cadex éditions, L’Etoffe des corps de Lionel Bourg, dont le titre est emprunté à une citation d’Antonin Artaud, avec des encres d’Yvon Guillou et un essai, Friches.
Que ce soit dans les textes en proses, comme Issu de la voix ou dans les poèmes courts, comme Paysages après la pluie l’écriture est toujours dense, lyrique, « et mienne cette parole une lueur d’eau par la poussière » exacerbée entre une adolescence impulsive et les mutismes de la langue. De cette double tension naît le désir de l’atelier, c’est-à-dire de surprendre le mot, la phrase à l’orée « comme si l’enfance incarcérée affleurait là, au ras des joues, imprégnant la pâle carnation d’où suinte alors cette rosée du corps ». Ecrit dans le cadre d’une résidence d’écrivain, on pourrait se méfier d’un tel livre, lui résister, mais la langue de Lionel Bourg est prenante. « Cette solitude au fond de soi toujours plus insensée », le poète la fouille, la saccage, remonte à sa source, à sa brûlure. Il retrouve la branche d’acacia sur le tombeau de l’aube.
Orphée de Roger Munier aux éditions Lettres vives, reprend le chant inépuisable d’un mythe, l’irrigue d’une écriture profonde, moderne, mais il faudrait dire intemporelle « Le vent fut mon premier, longtemps mon seul maître ». Cet itinéraire initatique du dehors vers le dedans, du visible vers l’invisible, est d’une grande force, comme si l’auteur se projetait, revivait la quête d’Orphée descendant sous terre, dans les ténèbres à la recherche d’Eurydice, pour enseigner le parcours. Entre anima du poème et animus de la narration, l’auteur invente une langue de conjonction : la mort de notre part manquante fonde l’écriture à dire le besoin et la beauté des mythes.
Et d’autres livres encore que j’évoquerai pour leur qualité : La belle Affaire de Robert Nédélec aux éditions de l’Arbre ; les proses de ce poète griffent les choses et leur réalité, à coups de petits cris et d’évidences claires. C’est Moi de Jean-François Manier, Cheyne Editeur, dans la collection poèmes pour grandir : le poète dialogue avec un souvenir d’enfance, une longue métaphore de l’absence où remonte la voix défunte d’une cousine. Pour Jean Genet de Laurence Lautrette, éditions Hors Commerce : un livre amoureux, drôle, provoquant, profond -plutôt que de défendre Genet, l’auteur en exalte l’humanité forte, la vérité d’homme. La Conférence sur les Etrusques d’Hervé Micolet, Deyrolle Editeur : après son livre décevant, L’Enterrement du siècle, chez Gallimard, le poète renoue avec la finesse de sa Lettre d’été ; sa fascination pour l’ancien pays dilate sa langue, la rend à nouveau vive, lumineuse.
Dominique Sampiero
Une Rose des ventsOrphéeL’Etoffe des corps
Yvon Le MenRoger Munieret Friches
Paroles d’AubeLettres vivesLionel Bourg
110 pages, 85 FF102 pages, 100 FFCadex éditions
Poésie La chronique du campagnard
avril 1994 | Le Matricule des Anges n°8
| par
Dominique Sampiero
La saison à venir est vouée traditionnellement au repos et au dépaysement. Une chance pour la lecture mais la concurrence est dure. Voici une petite liste d’ouvrages, menus et conséquents, pour passer l’été accompagné.
Des livres
La chronique du campagnard
Par
Dominique Sampiero
Le Matricule des Anges n°8
, avril 1994.