Irlande, terre sans trèfle
L’œuvre de Patrick Kavanagh est quasi inconnue en France, un peu moins en Irlande où sa poésie et surtout ses récits autobiographiques sont considérés comme des classiques. Une explication à cet anonymat ; Patrick Kavanagh cumule trois handicaps : né en 1905 en Ulster, il est issu d’une génération d’écrivains qui a subi bon an mal an l’influence de W.B. Yeats ; fils d’un petit cultivateur, il a choisi le tiroir irlandais, l’odeur des tourbières et les scènes agricoles pour asseoir son œuvre. Ajouter à cela un intérêt très limité aux considérations historiques et politiques : bref, il y a mieux pour séduire le chaland. Sa voix est pourtant l’une des premières à couvrir le territoire - « cette bande de terre brune et desséchée » - une voix sans afféterie, authentique qui restitue le cadre local dans ses dimensions topologiques et socio-affectives. On pense au regard de Ken Loach lorsqu’il filme le prolétariat anglais : l’approche frôle le documentaire, la description prévaut sur le jugement.
Tarry Flynn, c’est le nom et l’histoire d’un jeune fermier. Il vit avec sa mère et ses trois sœurs. Nous sommes à Drumnay dans les années 30. Un brin rêveur, on le juge excentrique. Le matin, il coupe les foins ; l’après-midi, il sulfate les pommes de terre ; le soir, il s’imagine poète célèbre en feuilletant quelques pages de Madame Bovary ou en parcourant un traité de phrénologie. Au village, on en sourit ; à la paroisse, on s’en méfie surtout lorsque lui vient l’idée de prêcher sa propre interprétation de l’Evangile : l’esprit ne doit vagabonder si le corps est suffisamment occupé.
Kavanagh a vécu dans une ferme et sait comment se décompose tant la journée du parfait fermier que le microcosme rural. Là où Yeats utilise les instruments de l’idéalisation, se saisit d’un imaginaire mythique aux contours fantasmagoriques, Kavanagh emploie le langage et les images de la terre. Les dialogues sont nombreux, vifs et abrupts, les personnages portent des pantalons rapiécés, les vieux cherchent désespérement à se placer, et le discours sur l’amour n’est que lentes frustations. Si le romantisme existe dans Tarry Flynn, il ne s’exerce que dans le rapport à la nature : « Sa terre calmait les ardeurs de son cœur« »… contre un massif de primevères et de violettes… le temps et le lieu propices à un engourdissement pesant lui firent oublier le morsure d’un songe enfoui. » Le reste du temps, Kavanagh compose un univers replié sur lui-même, certes bucolique, mais menacé de dégénérescence. Les rivalités de propriétaires, les fausses amitiés, les ragots, la peur de l’opprobre et de l’anathème sont autant de maillons qui forment et déforment les liens sociaux. Malgré tout, le récit est dense et savoureux. L’humour rivalise avec le burlesque, le tragique avec la mesquinerie, les relations entre le fils et la mère tirent vers le vaudeville. Un viol commis dans le comté ? Et déboule aussitôt dans la paroisse l’Ordre des rédempteurs spécialistes des péchés de la chair : « et les hommes qui avaient oublié la raison pour laquelle ils étaient venus au monde sortirent du confessionnal fin prêts à « culbuter les vaches » ». Une affaire de voisinage ? Et les familles se mettent à répéter chez elles des scènes de justice dans lesquelles elles étaient par avance impliquées. On se prend presque à désirer y participer. Kavanagh sait faire entrer le lecteur dans les maisons, dans les champs, dans les étables, voir l’intérieur de cette condition rurale. On en sort ému, assailli par un profond sentiment d’innocence comme si finalement cette invitation arrachait en nous la perception d’une mémoire à jamais oubliée.
Philippe Savary
Tarry Flynn
Patrick Kavanagh
traduit de l’anglais
par Renée Kérisit
Marval
202 pages, 128 FF
Domaine étranger Irlande, terre sans trèfle
avril 1994 | Le Matricule des Anges n°8
| par
Philippe Savary
La campagne irlandaise de Patrick D-Kavanagh (1905-1967) n’est pas celle des cartes postales. Tarry Flynn, un roman âpre et drôle sur le microcosme rural.
Un livre
Irlande, terre sans trèfle
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°8
, avril 1994.