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Nouvelles Si douce

décembre 1994 | Le Matricule des Anges n°10

Né en 1960 à Boulogne-Billancourt, Philippe Lafitte est directeur artistique, plutôt spécialisé dans l’audiovisuel. Il consacre son temps libre à l’écriture de nouvelles et de scénarios. C’est la première fois qu’il est publié. Parmi ses récentes découvertes littéraires, Pierre Bettencourt et Annie Saumont, qu’un atelier d’écriture lui a révélés. Derniers ouvrages achetés : Vivre surprend toujours de Patrice Delbourg (Seuil) et Le Livre des bizarres de Guy Bechtel et Jean-Claude Carrière (collection Bouquins Robert Laffont) .

J’ai mal au crâne. Là, à gauche, juste au-dessus de l’oreille. Ça ne passe pas. C’est venu d’un coup, tout à l’heure, après l’assaut. Depuis, plus rien, hier ou aujourd’hui, c’est pareil, tout ce qui reste ce sont des cris qui battent aux tympans mais tout doux, comme à travers un oreiller. On me tire par les pieds, j’entends des bruits bizarres, des grognements et des insultes, à mots couverts. Merde, j’ai rien fait. Ça s’arrête un instant, ma nuque repose dans la boue froide, ça soulage un peu ma douleur à la tête.
On me traîne par le bras, ça fait un bourrelet d’argile qui s’accumule à l’entre-jambe. C’est Martineau.
Deux jours à se faire hacher par des bouts de ferraille qui volent au-dessus de nos têtes. Des bouts de ferraille qui poussent des cris, c’est pas humain. De temps en temps, un beuglement couvre le fracas d’obus, c’est dingue comme ça peut gueuler un gars, quand ça prend du fer dans l’estomac. C’est dégueulasse à voir, mais très vite on s’en fout, on ne s’arrête pas, au contraire, avec le lieutenant sur nos basques, on se méfie et on avance.
Martineau et moi, ça fait deux jours qu’on est là, embourbés jusqu’aux yeux dans le même boyau, déjà six pieds sous terre, pas trop loin du Q.G. On se regarde pas, on se connaît pas lui et moi, après tout on n’a pas demandé, nous, ni l’un ni l’autre, à se rencontrer.
J’ai toujours mal à la tête, ça ne s’arrange pas, ça doit être la faute de ce salaud qui me ramène au camp, dès fois qu’il me viendrait à l’idée de ne pas couper au prochain assaut. Ordure, fumier, Martineau.
A force de tirer dans la fange aspirante, sur au moins deux cents mètres, il vient de me casser le bras. Ça a fait un drôle de bruit au niveau de l’omoplate, j’ai vite compris de quoi il retournait à part que la douleur n’est pas venue. En serrant les dents j’ai mordu ma langue et j’ai toujours mal à la tête. Il s’arrête un peu pour souffler, Martineau, il se penche sur moi, alors j’en profite pour le bénir, le salopard, je l’asperge de gouttelettes de sang, serrées comme un rideau, ça fait des taches de rousseur sur un masque d’argile. Ça le fait rigoler, ou vomir, ou quelque chose comme ça.
Il me reprend le bras et me tire d’une traite jusqu’au bord du camp. Ça doit être pour ça que je le remercie à ma façon, pour ne pas m’avoir laissé crever en paix, la tête entre les bras, plongé dans la boue, le nez bouché de peurs excrémentielles, à deux cents mètres devant, sur la ligne de front. Moi je sais que j’en aurais pas fait autant.
Dans un jus épais, je vois Florac, le capitaine, je crois, au-dessus de moi. C’est la deuxième fois que je le vois. Il y a une semaine il avait une autre allure, galonné nickel, tout frais venant des arrières. En douce, les gars se foutaient de sa gueule, sa fine moustache blonde, ses bottes cirées. Des manières d’homme à femme de soldat en manœuvre, plaisantait Legras. Il lisait des nouvelles de la famille, Legras, en s’arrangeant pour insulter le gradé au passage, des mots chargés de sous-entendus, juste assez fort pour qu’il ait un doute. Pour l’affranchir, le nouveau, la tête dans le merdier, qu’il apprenne vite.
Il a bien changé, Florac. Des averses d’obus, trois assauts par jour, à patauger dans la boue et le jus de cadavre jusqu’au soir. Une heure pour faire sécher les pantalons sur le réchaud, avant la cantine. Le seul moment qui vous fait oublier tout le reste, les obus, le sifflet du lieutenant, tout, la tête du gars, ouverte comme une châtaigne, avec le casque de travers, posé dessus. Remise à zéro des compteurs. Et le sang qui résiste au savon et fait des taches sur les pantalons.
Le visage de Florac est comme une cire, maintenant, avec deux plaies chassieuses à la place des yeux. Si ma vue se trouble, mon nez, lui, est intact. Ça sent la merde, une odeur grasse qui colle aux narines pendant qu’il me roue de coups en pleurant. Il paraît que je refuse d’avancer.
J’ai toujours mal à la tête. Il peut continuer de taper, de toute façon, je n’irai pas plus loin. Je ne sens plus mon côté droit, je m’enfonce lentement dans la boue qui recouvre le sol du camp. J’ai envie de dormir mais c’est juste une idée parce que ça ne vient pas.
Hier, De Gervais, le lieutenant de réserve, s’est tiré une balle dans la tête. Ça a pas fait grand-chose, les gars sont partis à l’assaut quelques minutes plus tard, c’est tout. Il s’est raté, Legras l’a vu, encore vivant, par terre, contre une des tentes de l’infirmerie. Le médecin-colonel refuse de l’opérer, ça attendra, il a dit, j’ai pas que ça à faire, de m’occuper des tire-au-flanc. Il paraît que des gars l’ont applaudi.
Je ne bougerai plus d’ici. Les coups ont cessé. Je lève un peu la tête pour voir si ça chasse le bourdonnement. En plissant les yeux j’aperçois Florac, en grande conversation avec les gars, il a du sang plein le nez, je ne sais pas si c’est mon sang ou si les gars l’ont un peu amoché.
Je me demande s’il fait nuit ou quoi, parce que je ne vois plus rien, je ne sens plus rien, comme si on m’avait enlevé presque tout le corps, me laissant que le haut, histoire de ne pas partir trop vite. Je repense à la tête du gars, ce matin, ouverte comme une bogue bien mûre. Je me demande si je ressemble à ça.
Au loin, j’entends sonner une cloche mais je pense, vu mon état, que ça vient de l’intérieur, au-dessus de l’oreille.
Je n’irai pas plus loin. Y a juste ce mal de crâne.

Si douce
Le Matricule des Anges n°10 , décembre 1994.