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Nouvelles Monument aux Morts

décembre 1994 | Le Matricule des Anges n°10

Agé de 45 ans, Michel Lamart est professeur de lettres à Reims. Il prépare actuellement une thèse sur Huysmans. Nouvelliste mais aussi poète, il vient de publier Quelque chose de bleu aux Editions Rencontres. Critique dans de nombreuses revues littéraires, il est également membre de l’association des Amis de Jean-Marie Le Sidaner. Apprécie Borges, Mérimée, Jean-Pierre Canet. Dernier livre acheté : Rubayats d’Omar Khayam (Gallimard).

Le monument aux Morts, tumeur obscène affûtée au fusil des regards, trône au mitan de la place. Les vieux, tassés sur les bancs usés par le velours des culottes, le veillent nuit et jour. C’est leur seule raison d’être. Leurs yeux délavés enveloppent cet imposant totem de pierre de coups d’œil furtifs et inquiets. Ils en vérifient la présence à tout instant. Leurs propos, déroulés à l’infini, toujours les mêmes, les tourmentent de nuées de mots qui disputent aux pigeons crotteux les miettes d’anciennes certitudes jetées au hasard du pavé et foulées par les nouvelles générations.
Les jeunes l’évitent et le contournent de façon quasi superstitieuse. Certains racontent que les appelés du contingent, morts en accomplissant leurs « obligations militaires », l’ont augmenté de leurs restes.
Le fait est que, de mémoire d’autochtone, ce témoignage d’un passé pétri de sang, de larmes et de deuils n’a jamais eu d’aspect bien définitif. Les uns expliquent ce phénomène en dénonçant la gent ailée et roucoulante, dont les excréments alourdiraient les formes de la statue.
Les autres sont convaincus que le soldat au fusil hardiment dressé a été sculpté dans les ossements des héros tombés au champ d’honneur. Ils ajoutent, main sur le cœur, qu’à chaque nouvelle guerre sa silhouette hiératique et massive s’enfle, fatiguant un piédestal de plus en plus fissuré. Ils s’attendent, d’un jour à l’autre, à le voir bondir pour écraser l’attaque d’un imaginaire ennemi…
Pour contribuer à entretenir les craintes des seconds, la stèle immense offre bien plus de place qu’il n’en faut pour aligner les noms de tous les habitants de la ville et des cantons avoisinants.
On y retrouve parfois, dans la pâleur crayeuse des matins, inscrits au sang frais de quelque bâton de rouge à lèvres, de nouveaux patronymes dont la blessure tarde toujours à cicatriser.
Les anciens, armés de patience et de larges mouchoirs à carreaux, les effacent en maugréant, non sans avoir couvert d’un film de salive ces singlantes insultes qui ridiculisent leur gloire dédorée. Ils ne prennent même pas la peine de déchiffrer ces noms inventés avec des syllabes volées à ceux des héros officiels.
Ils ne sont pas les seuls préposés bénévoles et zélés à l’entretien du monument.
Il se colporte, dans les bars confits par les sucreries sirupeuses des juke-boxes, de bien étranges ragots. Ces sages anciens combattants retrouveraient, à l’ombre de l’édifice laqué de lune, leur esprit d’enfant. Ils joueraient à la « petite guerre », reconstitueraient les hauts faits d’arme qui les privèrent, jadis, qui d’un bras, qui d’une jambe. Ils monteraient, canne en main, à l’assaut de tranchées imaginaires, enlèveraient des positions ennemies aussitôt reconquises, évacueraient leurs camarades tués ou blessés, répéteraient, fantassins infatigables, des conflits à venir, d’autres batailles sanglantes, calquées sur les anciennes et perdues d’avance…
Telles sont les rumeurs qui se propagent ici et que l’on rapporte, assis au coin d’un téléviseur allumé que plus personne, faute de guerres dignes de ce nom, ne regarde.
La statue du monument aux Morts représente un poilu aux yeux rivés à un incroyable horizon. Initialement peinte en bleue, sa capote est maculée de médailles excrémentielles. Elles le désignent en victime éternellement sacrifiée sur l’autel d’une patrie qui n’ose plus son nom.
C’est à ses pieds que, deux ou trois fois l’an, défilent les fanfares et fleurissent les lénifiants discours commémoratifs. La mémoire est à ce prix. L’Histoire est un bal populaire où les flonflons règlent les cœurs sur un rythme frappé d’idéal républicain.
L’idole semble s’illuminer. Les dards solaires pleuvent sur son casque qu’ils réhaussent d’une aura dorée. La terre des morts et le ciel bondé d’anges et d’âmes mêlés résonnent d’un même transport qui les fait communiquer. Les deux infinis se confondent grâce à ce singulier trait d’union.
Le vieux soldat qui ne combat plus que les intempéries sourit alors, la face baignée de béatitude, sous le masque de peinture rose qui le condamne à une éternelle jeunesse.
Or, c’est par un matin de roses et de coq qu’il est tombé au champ d’amour d’un jour trop neuf. Le corps encapoté signait d’un S de chien de fusil le parterre de glaïeuls.
Ce que les jeunes aux dents de porcelaine avaient longtemps soupçonné s’avéra exact… Il n’y avait pas un seul poilu à silhouette d’obélisque, mais 10, mais 20, mais 100.
Chaque nuit, ils se succédaient sur la stèle transformée en autel du souvenir. Chacun y prenait son tour de garde mesuré à la corde du jour.
II n’y avait qu’un uniforme couleur d’azur passé, un Lebel à gauler les noix, mais une compagnie entière qui, à la faveur d’un feu d’étoiles, reprenait du service.
Le cœur de l’un de ces trop vieux enfants avait dû lâcher pour qu’on découvrit enfin la supercherie.
Et cela durait depuis qu’on avait fondu l’original pour fabriquer les canons réclamés à cor et à cri par d’autres guerres, encore plus joyeuses…

Monument aux Morts
Le Matricule des Anges n°10 , décembre 1994.